Joachim de Flore

Bibliothèque nationale de France
Les trois âges
La vision de l'Église développée par Joachim de Flore ne s'apparente pas tant à l'ecclésiologie qu'à une lecture mystique de la Création, qui ne pouvait valoir à son auteur qu'une grande réputation, souvent sulfureuse il est vrai.
Les trois cercles enlacés figurent, au cœur de cette conception singulière, un temps trinitaire marqué par l'âge du Père, avant l'Incarnation, suivi par l'âge du Fils, et tendu vers celui de l'Esprit, qui devrait voir, d'après Joachim, la Parousie advenir au terme d'une transformation progressive de l'humanité, ou d'un progrès métamorphique. Au centre, les lettres IE, EU, UE, reliées deux à deux, forment le nom hébreu « Yahve » , clairement explicité : « IE désigne le Père, EU le Fils, UE l'Esprit-Saint, c'est-à-dire les trois personnes de la divinité, indivisibles […] Si I est le Père, E l'Esprit-Saint, U le Fils, le nom même de Dieu montre clairement que l'Esprit procède du Père, de la même manière qu'il procède du Fils. » Au nom des trois personnes de la Trinité, chacune au sommet du cercle correspondant, est associé chacun des trois états (status) en bas. L'alpha et l'oméga rappellent « le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob » commencement et fin de toutes choses, tandis que les noms d'Abraham, de Jean-Baptiste et l'évocation du temps présent (præsens tempus) suggèrent les étapes du déroulement d'un temps qui doit s'achever dans la grande révolution de l'Esprit, la Pentecôte éternelle.
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Une recherche de pureté spirituelle
Joachim de Flore est né vers 1132 à Celico, près de Cosenza, en Calabre, dans une famille d’ascendance juive ; fils de notaire au service des rois normands d’Italie du Sud, il embrasse à son tour cette carrière avant de se convertir à l’idéal évangélique et à la vie d’ermite et de moine.
Décisif est le pèlerinage qu’il accomplit en Terre Sainte en 1156-57. À son retour, il s’établit comme ermite près de Palerme, avant de rentrer en Calabre où il revêt l’habit monastique chez les Cisterciens de Sambucina, puis de Corazzo (dont il devient l’abbé en 1177) et enfin de Casamari.

Abbatiale du monastère de San Giovanni in Fiore
Fondé par Joachim de Flore dans sa Calabre natale entre 1188 et 1194, le monastère San Giovanni in Fiore était destiné à accueillir une communauté de moines bénédictins, mais témoignait de la recherche d’austérité de son abbé et de son expérience cistercienne. Joachim le dirige jusqu’à sa mort, en 1202, puis un certain Matthieu en reprend les rênes. Plusieurs bâtiments du monastère brûlent en 1214, obligeant les moines à se déplacer sur le site actuel.
Le lieu abrite aujourd’hui un centre de recherche sur la pensée joachimite.
Photographie : Samuele1607, wikimedia commons / CC BY-NC-SA
Photographie : Samuele1607, wikimedia commons / CC BY-NC-SA
Bien que moine, Joachim n'est pas indifférent aux affaires du monde : il est consulté par les puissants, comme le roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion, rencontré à Messine en 1190, l’empereur Henri VI et son épouse Constance, sur la signification de divers présages observés lors de la croisade ; surtout, il recherche et obtient le soutien des papes successifs, Lucius III, Urbain III, Clément III. Cela ne l’empêche pas de devoir se défendre à la fin de sa vie du soupçon d’hérésie qui pèse sur lui, dans sa Lettre testamentaire (1200) destinée au pape Innocent III (1198-1216).
Un renouvellement de la pensée de saint Augustin sur l’eschatologie
La pensée de Joachim s’inscrit dans la tradition de l’eschatologie chrétienne entamée par saint Augustin, mais il en renouvelle profondément la démarche. S’il ne renonce pas à l’interprétation rationnelle des Écritures, il la combine avec une approche mystique et symbolique ancrée dans l’exercice quotidien de la psalmodie et de la contemplation monastiques.
Donc, afin que nous puissions plus facilement, nous qui demeurons encore dans la plaine, nous élever, avec l’aide de Dieu, jusqu’à la contemplation des très hauts mystères, il est indispensable de saisir en entier toute la matière du livre.
Sa conception de l’histoire de l’Église s’inscrit dans le schéma augustinien des six âges du monde depuis la Création, le dernier âge, en cours, allant du Christ au Jugement dernier. Cependant, il le réorganise en s’inspirant du dogme de la Trinité, qui postule que Dieu n’est composé que d’une seule substance, mais de trois personnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Schéma sur la Trinité
Joachim de Flore réalise dans ses différents ouvrages de nombreux schémas qui éclairent sa pensée, toujours à la recherche de correspondances savantes. Ce schéma utilise le motif biblique de l’alpha et de l’oméga pour ordonner les places respectives du Père, du Fils et du Saint-Esprit, situés aux trois extrémités du triangle formés par les lettres.
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Pour Joachim, l’histoire voit se succéder, et se chevaucher, trois « états » (status) :
- le premier est identifié au Père et à l’Ancien Testament, aux juifs et aux hommes mariés (conjugati), engagé dans une vie temporelle et charnelle ;
- le second, qui commence dès le roi de Juda Ozias dans l’Ancien Testament, est identifié au Fils et au Nouveau Testament, à l’Église et aux clercs (clerici)
- le troisième, qui est à venir, mais qui se dessine depuis saint Benoît, fondateur du monachisme au début du 6e siècle, est identifié à l’Esprit, à son « nouvel Évangile » et aux moines (monachi) qui doivent devenir de plus en plus semblables aux anges : il leur revient de préparer, dans le redoublement des persécutions prévisibles, l’avènement du Christ-Juge, la seconde Parousie annoncée par l’Apocalypse de Jean.
Suivant ce même principe, le temps qui fut avant la Loi est assigné au Père, le temps sous la Loi au Fils et le temps de la Grâce au Saint-Esprit.
Un prophétisme des nombres
Tout le flux de l’histoire, réorienté par l’Incarnation du Christ, converge à présent vers le point ultime du Jugement dernier. Il est rythmé métaphoriquement, suivant le récit de l’Apocalypse, par l’ouverture successive des sept sceaux, à laquelle répondent dans l’histoire, d’une part la succession des générations et des persécutions dans l’Ancien Testament (avec les prophètes et face à eux les rois païens ennemis d’Israël) et d’autre part, leurs correspondants dans l’histoire de l’Église, les bons souverains chrétiens (tels Constantin et Charlemagne) et les ennemis du Christ (du roi Hérode à Mahomet jusqu’à Saladin aujourd’hui).
[Le livre de l’Apocalypse] est la clé des livres anciens, il fait connaître les temps futurs, ouvre les scellés, détecte les secrets.

Arbres des 42 générations
Le travail exégétique de Joachim de Flore se fonde largement sur des calculs mathématiques. Divisant le temps en trois âges, celui du Père, celui du Fils et celui de l'Esprit, il décompte les générations dans chacune. Le deuxième âge compterait soixante-trois générations, dont vingt-et-une avant le Christ et quarante-deux après. Ce sont ces dernières qui sont représentées sur ce schéma.
© Corpus Christi College, Oxford
© Corpus Christi College, Oxford
Mais de ce nombre, Joachim évite prudemment de faire une date : du reste, s’il énumère la succession des règnes des papes, il ne va pas au-delà du trente-neuvième, Alexandre III (mort en 1181), en laissant ouvert le contenu des trois dernières générations.
Toutes ces spéculations occupent des textes sur lesquels Joachim est sans cesse revenu pour rectifier et compléter sa pensée, et des diagrammes foisonnants nommés figurae, saturés d’inscriptions explicatives et prenant les formes de cercles, d’instruments de musique (dont le psaltérion qui a donné son nom à l’un de ses traités), d’aigles dont les ailes et les plumes supportent les diverses énumérations, d’arbres ascendants et descendants dont les embranchements rythment la succession dans le temps des générations et des persécutions.

Aigle de la contemplation
Joachim de Flore réalise dans ses différents ouvrages de nombreux schémas qui éclairent sa pensée, toujours à la recherche de correspondances savantes et de nombre symbolique. L'aigle représente pour lui l'intelligence contemplative ; c'est également l'animal associé à saint Jean l'évangéliste, qu'on assimile alors volontiers à l'auteur de l'Apocalypse.
Les ailes asymétriques de cet aigle recèlent des nombres parfaits : cinq à droite, sept à gauche, qui correspondent aux douze « intelligences » : d'un côté, les cinq sens de l'exégèse (historique, moral, tropologique, contemplatif, anagogique), de l'autre sept types d'intelligences fondées sur l'interprétation des comportements de personnages bibliques.
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Arbre-aigle
Joachim de Flore fait largement appel dans ses œuvres à des schémas et des figures symboliques. Les arbres et les aigles sont particulièrement fréquents, peut-être en référence au chapitre 17 du livre d'Ezechiel, l'un des prophètes de l'Ancien Testament ; ils sont ici mélangés en une figure qui peut être retournée et lue tête en bas pour figurer le monde spirituel. Chaque arbre correspond à l'une des grandes ères de l'histoire, avant et après la venue du Christ. La tête de l'aigle correspond à l'endroit des racines de l'arbre, soit aux personnages des fondateurs que sont Adam et Ozias, le premier pour l'Ancien Testament, le second pour le Nouveau.
© Corpus Christi College, Oxford
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La postérité : entre renouvellement de l’Église et répression
Si l’exégèse trinitaire de Joachim de Flore, déjà de son vivant, a éveillé des soupçons d’écart par rapport au dogme, c’est surtout l’usage postérieur de ses écrits qui a mis l’Église à feu et à sang.
Dès sa mort circulent des écrits apocryphes qui prédisent, sous son nom, l’avènement imminent du règne de l’Esprit. Il ne s’écoule qu’une quinzaine d’années entre la mort de Joachim et la fondation par François d’Assise d’un nouvel ordre religieux prétendant incarner l’idéal de la vie apostolique de origines et de la pauvreté évangélique : les Franciscains. Une partie d’entre eux, se nommant les Spirituels ou les Fraticelles (les petits frères), s’identifient bientôt aux monachi du troisième « état » joachimien, censés préparer l’avènement du règne de l’Esprit et mettre fin aux compromissions de l’Église avec le monde profane.

Procession contre la peste
Si la flagellation a pu être pratiquée de manière privée, notamment dans les ordres monastiques, les processions de flagellants naissent en 1260 à Pérouse, dans le contexte de naissance des ordres mineurs, franciscains et dominicains. L’Italie, alors plongée dans les conflits en guelfes et gibelins, connaît de nombreux troubles, accentués par un sentiment de dégénérescence de l’Église. L’arrivée d’épisodes de peste accentue l’impression d’un besoin de pénitence au sein de la Chrétienté.
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En Lombardie, le franciscain Gerardo di Borgo San Donnino publie un Livre introductif à l’Évangile éternel assimilant saint François à l’ange du sixième sceau de l’Apocalypse. Il est taxé d’hérésie, tandis qu’à Bologne certains de ses disciples sont condamnés au bûcher. À Parme, un laïc que les franciscains avaient refusé d’accueillir parmi eux, Gerardo Segarelli, fonde un groupe d’« Apôtres » mêlant femmes et d’hommes laïques qui usurpent le monopole clérical de la prédication. Il est arrêté et brûlé en 1300.

Saint Dominique et hérétiques
Les dominicains, ordre mineur fondé au 13e siècle, sont en première ligne dans la lutte contre l’hérésie menée par l’Église dans les derniers siècles du Moyen Âge. Sur cette image, le fondateur, saint Dominique, est représenté brûlant des livres au contenu non-orthodoxe, sous l’inspiration du Christ.
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Ces péripéties dramatiques n’avaient été ni voulues ni prédites par Joachim de Flore, mais elles confirment a posteriori la puissance et la malléabilité de ses idées dans une société chrétienne rendue depuis longtemps réceptive aux prophéties apocalyptiques.
Aller plus loin
- Claude Carozzi et Huguette Taviani-Carozzi, La fin des temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris : Flammarion, 1999, pp. 177-242. À la BnF.
- Marjorie Reeves, Beatrice Hirsch-Reich, The “Figurae” of Joachim of Fiore, Oxford : Clarendon Press, 1972. À la BnF.
- Marco Rainini, Disegni dei tempi. Il « Liber Figurarum » e la teologia figurativa di Gioacchino da Fiore, Rome, Viella, 2006. À la BnF.
- Jean-Claude Schmitt, Les rythmes au Moyen Âge, Paris, Gallimard (Bibliothèque illustrée des histoires), 2016, pp. 521-530. À la BnF.