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Anthologie

La Religieuse dans le texte

Suzanne refuse de prononcer ses vœux

Diderot (1713-1784), La Religieuse, 1796.

Suzanne est une belle et douce jeune femme âgé de dix-neuf ans. Enfant d'un amour adultère, elle est contrainte d'entrer dans un couvent pour racheter la faute de sa mère. Mais elle ne ressent aucune conviction à être religieuse. Suzanne refuse de prononcer ses vœux...

On avait tout disposé dès la veille. On sonna les cloches pour apprendre à tout le monde qu’on allait faire une malheureuse. Le cœur me battit encore. On vint me parer ; ce jour est un jour de toilette ; à présent que je me rappelle toutes ces cérémonies, il me semble qu’elles avaient quelque chose de solennel et de bien touchant pour une jeune innocente que son penchant n’entraînerait point ailleurs. On me conduisit à l’église ; on célébra la sainte messe : le bon vicaire, qui me soupçonnait une résignation que je n’avais point, me fit un long sermon où il n’y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens ; c’était quelque chose de bien ridicule que tout ce qu’il me disait de mon bonheur, de la grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments qu’il me supposait. Ce contraste et de son éloge et de la démarche que j’allais faire me troubla ; j’eus des moments d’incertitude, mais qui durèrent peu. Je n’en sentis que mieux que je manquais de tout ce qu’il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. Lorsqu’il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le vœu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes ; deux de mes compagnes me prirent sous les bras ; j’avais la tête renversée sur une d’elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu’on portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde était debout ; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises, et attachées aux barreaux de la grille ; et il se faisait un profond silence, lorsque celui qui présidait à ma profession me dit :
 Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vérité ?
 Je le promets.
 Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes ici ?
Je répondis « non » mais celles qui m’accompagnaient répondirent pour moi « oui ».
 Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ?
J’hésitai un moment ; le prêtre attendit ; et je répondis :
 Non, monsieur.
Il recommença :
 Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ?
Je lui répondis d’une voix plus ferme :
 Non, monsieur, non.
Il s’arrêta et me dit :
 Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.
 Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance ; je vous ai bien entendu, et je vous réponds que non…
Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s’était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler ; le murmure cessa et je dis :
 Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à témoin…
À ces mots une des sœurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis qu’il était inutile de continuer. Les religieuses m’entourèrent, m’accablèrent de reproches ; je les écoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, où l’on m’enferma sous la clef.

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« On m’arracha mon voile… ! »

Diderot (1713-1784), La Religieuse, 1796.

Je me levai brusquement, et je lui dis : « Madame, j’ai tout vu ; je sens que je me perds ; mais un moment plus tôt ou plus tard ne vaut pas la peine d’y penser. Faites de moi ce qu’il vous plaira ; écoutez leur fureur, consommez votre injustice… »
Et à l’instant je leur tendis les bras. Ses compagnes s’en saisirent. On m’arracha mon voile ; on me dépouilla sans pudeur. On trouva sur mon sein un petit portrait de mon ancienne supérieure ; on s’en saisit : je suppliai qu’on me permît de le baiser encore une fois ; on me refusa. On me jeta une chemise, on m’ôta mes bas, on me couvrit d’un sac, et l’on me conduisit, la tête et les pieds nus, à travers les corridors. Je criais, j’appelais à mon secours ; mais on avait sonné la cloche pour avertir que personne ne parût. J’invoquais le ciel, j’étais à terre, et l’on me traînait. Quand j’arrivai au bas des escaliers, j’avais les pieds ensanglantés et les jambes meurtries ; j’étais dans un état à toucher des âmes de bronze. Cependant l’on ouvrit avec de grosses clefs la porte d’un petit lieu souterrain, obscur, où l’on me jeta sur une natte que l’humidité avait à demi pourrie. Là, je trouvai un morceau de pain noir et une cruche d’eau avec quelques vaisseaux nécessaires et grossiers. La natte roulée par un bout formait un oreiller ; il y avait, sur un bloc de pierre, une tête de mort, avec un crucifix de bois. Mon premier mouvement fut de me détruire ; je portai mes mains à ma gorge ; je déchirai mon vêtement avec mes dents ; je poussai des cris affreux ; je hurlais comme une bête féroce ; je me frappai la tête contre les murs ; je me mis toute en sang ; je cherchai à me détruire jusqu’à ce que les forces me manquassent, ce qui ne tarda pas. C’est là que j’ai passé trois jours ; je m’y croyais pour toute ma vie. Tous les matins une de mes exécutrices venait, et me disait :
« Obéissez à notre supérieure, et vous sortirez d’ici.
 Je n’ai rien fait, je ne sais ce qu’on me demande. Ah ! sœur Saint-Clément, il est un Dieu… »
Le troisième jour, sur les neuf heures du soir, on ouvrit la porte ; c’étaient les mêmes religieuses qui m’avaient conduite. Après l’éloge des bontés de notre supérieure, elles m’annoncèrent qu’elle me faisait grâce, et qu’on allait me mettre en liberté.
« C’est trop tard, leur dis-je, laissez-moi ici, je veux y mourir. »
Cependant elles m’avaient relevée, et elles m’entraînaient ; on me reconduisit dans ma cellule, où je trouvai la supérieure.
« J’ai consulté Dieu sur votre sort ; il a touché mon cœur : il veut que j’aie pitié de vous : et je lui obéis. Mettez-vous à genoux, et demandez-lui pardon. »
Je me mis à genoux, et je dis :
« Mon Dieu, je vous demande pardon des fautes que j’ai faites, comme vous le demandâtes sur la croix pour moi.
 Quel orgueil ! s’écrièrent-elles ; elle se compare à Jésus-Christ, et elle nous compare aux Juifs qui l’ont crucifié.
 Ne me considérez pas, leur dis-je, mais considérez-vous, et jugez.
 Ce n’est pas tout, me dit la supérieure, jurez-moi, par la sainte obéissance, que vous ne parlerez jamais de ce qui s’est passé.
 Ce que vous avez fait est donc bien mal, puisque vous exigez de moi par serment que j’en garderai le silence. Personne n’en saura jamais rien que votre conscience, je vous le jure.
 Vous le jurez ?
 Oui, je vous le jure. »
Cela fait, elles me dépouillèrent des vêtements qu’elles m’avaient donnés, et me laissèrent me rhabiller des miens.

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Les douceurs de la troisième supérieure

Diderot (1713-1784), La Religieuse, 1796.

Suzanne, qui a subi les violences de la deuxième mère supérieure, est déplacée et connait une troisième supérieure, qui s’attache à elle et lui procure toute sorte de gâteries...

Le matin, j’avais bien envie de profiter de la permission qu’elle m’avait donnée, et de demeurer couchée ; cependant il me vint en esprit qu’il n’en fallait rien faire. Je m’habillai bien vite, et me trouvai la première au chœur, où la supérieure et Sainte-Thérèse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir ; premièrement, parce que j’aurais eu de la peine à soutenir la présence de cette sœur sans embarras ; secondement, c’est que, puisqu’on lui avait permis de s’absenter de l’office, elle avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon qu’elle ne lui aurait accordé qu’à des conditions qui devaient me tranquilliser. J’avais deviné.
À peine l’office fut-il achevé, que la supérieure m’envoya chercher. J’allai la voir : elle était encore au lit, elle avait l’air abattu ; elle me dit :
 J’ai souffert ; je n’ai point dormi ; Sainte-Thérèse est folle ; si cela lui arrive encore, je l’enfermerai.
 Ah ! chère mère lui dis-je, ne l’enfermez jamais.
 Cela dépendra de sa conduite : elle m’a promis qu’elle serait meilleure ; et j’y compte. Et vous, chère Suzanne, comment vous portez-vous ?
 Bien, chère mère.
 Avez-vous un peu reposé ?
 Fort peu.
 On m’a dit que vous aviez été au chœur ; pourquoi n’êtes-vous pas restée sur votre traversin ?
 J’y aurais été mal ; et puis j’ai pensé qu’il valait mieux…
 Non, il n’y avait point d’inconvénient. Mais je me sens quelque envie de sommeiller ; je vous conseille d’en aller faire autant chez vous, à moins que vous n’aimiez mieux accepter une place à côté de moi.
 Chère mère, je vous suis infiniment obligée ; j’ai l’habitude de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.
 Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner ; on me servira ici : peut-être ne me lèverai-je pas du reste de la journée. Vous viendrez avec quelques autres que j’ai fait avertir.
 Et sœur Sainte-Thérèse en sera-t-elle ? lui demandai-je.
 Non, me répondit-elle.
 Je n’en suis pas fâchée.
 Et pourquoi ?
 Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.
 Rassurez-vous, mon enfant ; je te réponds qu’elle a plus de frayeur de toi que tu n’en dois avoir d’elle.
 
Je la quittai, j’allai me reposer. L’après-midi, je me rendis chez la supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison ; les autres avaient fait leur visite et s’étaient retirées. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c’était un assez agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n’en avait pas vingt-trois ; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d’embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu’elle portait d’assez bonne grâce, des bras ronds comme s’ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes ; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue à les ouvrir ; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet ; les bras étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J’étais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien ; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur ses genoux ; d’autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle ; il y en avait à terre assises sur les coussins qu’on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d’autres brunes ; aucune ne se ressemblait, quoiqu’elles fussent toutes belles. Leurs caractères étaient aussi variés que leurs physionomies ; celles-ci étaient sereines, celles-là gaies, d’autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l’ai dit. Il n’était pas difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies ; les amies s’étaient placées, ou l’une à côté de l’autre, ou en face ; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure les parcourait des yeux ; elle reprochait à l’une son application, à l’autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là sa tristesse ; elle se faisait apporter l’ouvrage, elle louait ou blâmait ; elle raccommodait à l’une son ajustement de tête… « Ce voile est trop avancé… Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit pas assez les joues… Voilà des plis qui font mal… » Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses

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