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Anthologie

Le Nouveau Paris dans le texte

Une sélection d’extraits pour découvrir le témoignage historique de Louis-Sébastien Mercier sur les événements de la Révolution française. Publié en 1798, Le Nouveau Paris refuse la chronologie des événements et évoque pêle-mêle les grandes journées révolutionnaires, des réflexions plus générales de l'auteur et des anecdotes tirées de la vie quotidienne.

Supplice de Robespierre

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, livre 6, chapitre 243,1797
Les deux cent soixante et onze chapitres du Nouveau Paris, répartis en six volumes, décrivent les grandes journées révolutionnaires tout en refusant le récit chronologique. Louis-Sébastien Mercier décrit ici l'allégresse générale de la foule lors de l'exécution publique de Robespierre, décrété hors la loi et mis à mort sans procès le 10 thermidor (28 juillet 1794). Président du club des Jacobins, député de la Convention, membre du Comité de Salut Public, Robespierre est en effet l'homme le plus controversé de la Révolution en raison de la dictature qu'il exerça et de sa responsabilité dans l'instauration d'un régime de Terreur à partir de 1793.

Où prendrai-je des couleurs pour peindre le cri général de l'allégresse publique au milieu du spectacle le plus épouvantable, l'explosion de la joie bruyante qui se propage et qui retentit jusqu'au pied d'un échafaud ? Son nom chargé d'imprécations est dans toutes les bouches : ce n'est plus l'incorruptible, le vertueux Robespierre ; le masque est tombé ; on l'exècre ; on le rend responsable de tous les crimes des deux comités. On se presse sur les échoppes, dans les boutiques, aux fenêtres ; les toits sont couverts de peuple et chargés d'une foule variée de spectateurs de toutes classes qui n'ont qu'un objet, voir Robespierre conduit à la mort.

Au lieu d'un trône de dictateur, il est à demi couché sur une charrette qui porte ses complices, Couthon et Henriot. C'est un bruit, un tumulte autour de lui, qui n'est formé que de mille cris de joie confus et de félicitations mutuelles. Sa tête est enveloppée d'un linge sale et sanglant ; on ne voit qu'à demi son visage pâle et féroce. Ses compagnons mutilés, défigurés, ressemblaient moins à des criminels qu'à des bêtes féroces surprises dans un traquenard, et dont on n'a pu se saisir qu'en écrasant une partie des membres. Un soleil brûlant n'empêche point les femmes d'exposer les lis et les roses de leurs joues délicates à ses rayons ; elles veulent voir le bourreau de ses concitoyens. Les cavaliers qui escortent la charrette brandissent leurs sabres, et le montrent de la pointe nue. Ce pontife-roi ne traîne plus la Convention à dix pas de distance de sa personne ; il ne semble conserver la vie que pour attester la justice divine et ses terribles vengeances sur les hommes hypocrites et sanguinaires.

Arrivé près du lieu du supplice, devant la maison où il logeait, le peuple fit arrêter, et un groupe de femmes exécuta alors une danse, aux battements de mains de la multitude. Une d'elles saisit ce moment pour l'apostropher du geste et de la voix, en lui criant : « Ton supplice m'enivre de joie, descends aux enfers avec les malédictions de toutes les épouses, de toutes les mères de famille. » Il resta muet.

Monté sur l'échafaud, le bourreau, comme animé de la haine publique, lui arracha brusquement l'appareil mis sur ses blessures ; il jeta le cri d'un tigre : la mâchoire inférieure se détacha alors de la supérieure, et laissant jaillir des flots de sang, fit de cette tête humaine une tête monstrueuse, et la plus horrible que l'on puisse se peindre. Ses deux compagnons, non moins hideux dans leurs vêtements déchirés et sanglants, étaient les acolytes de ce grand criminel dont les souffrances n'inspirèrent à personne la plus légère pitié. Blessé à mort, la vindicte publique appelait encore pour lui un second trépas et l'on courait en foule pour ne pas perdre l'instant où cette tête allait s'incliner sous la hache où il en avait précipité tant d'autres : on applaudit pendant plus de quinze minutes.

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris  : Paris, Fuchs, Pougens et Cramer, 1797.

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Il n’y avait qu’à…

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, Livre 1, chapitre 10, 1797
Avec verve et ironie, Louis-Sébastien Mercier évoque ici la propension des journalistes à vouloir à postériori édicter ce qu'il aurait fallu faire avant ou pendant la Révolution française. Il se moque ainsi de l'expression « Il n'y avait qu'à » qui pullule dans tous les journaux.
 

On n'entend que ce mot lorsqu'on parle de la révolution : Il n'y avait qu'à faire ceci ; il n'y avait qu'à faire cela ; il n'y avait qu'à prendre un tel ; il n'y avait qu'à marcher tel jour et telle heure : tous grands et merveilleux prophètes après l'événement, tous rétrogradant vers le passé et ne pouvant pas dire ce qui arrivera demain, tous se répandant en déclamations inutiles, haranguant une cataracte bruyante, et s'imaginant que leur voix va suspendre les flots écumeux.
Comment un journaliste peut-il se relire lui-même sans rougir de ce qu’il a écrit ? Que de faux aperçus, que de jugements fautifs ; que d'ignorance de la chaîne qui lie tous les événements de ce monde ! Il n'y avait qu'à... il n'y avait qu'à... Lorsque j'entends ces mots, je détourne mon attention et je laisse le parleur enfiler ses vaines syllabes.

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris  : Paris, Fuchs, Pougens et Cramer, 1797.

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Renvoi de Mr. Necker

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, livre 1, chapitre 12,1797
Les deux cent soixante et onze chapitres du Nouveau Paris, répartis en six volumes, décrivent les grandes journées révolutionnaires tout en refusant le récit chronologique. Louis-Sébastien Mercier évoque ici le renvoi définitif de Necker, ministre des Finances, le 11 juillet 1789.  Celui-ci provoque dans la capitale un début d'agitation qui mènera à la prise de la Bastille.

Ils précipitèrent le renvoi de Mr. Necker le samedi au soir du 11 juillet. Il eut ordre de sortir du royaume sous vingt-quatre heures et à petit bruit.

C'était donner le signal de la banqueroute, et à la suite de la séance royale et de la cour plénière, c'était rallier tous les esprits à l'insurrection. L'armée des agioteurs se rassembla au Palais-Royal ; l'on vit un homme monter sur une table, animé de cette audace du moment, de cette audace qui fait tout, tirer deux pistolets de ses poches, haranguer le peuple, lui crier : « Notre ruine est prononcée ; voyez ce qui se passe aux Champs-Elysées ; les troupes s'emparent de tout l'espace qui se trouve entre l'Étoile de Chaillot et les Tuileries, elles s'y rangent en bataille ; nous avons assez délibéré, délibérons par bras, nous sommes les plus nombreux et nous serons les plus forts : armons-nous ; que tous nos citoyens s'arment, partons ! » Et ils sortirent en foule. Il avait détaché un rameau de l'arbre qui l'ombrageait ; ce rameau se transforma en une cocarde verte ; chaque boutonnière d'habit eut un ruban vert. C'était la couleur de l'espérance. Mais bientôt on fit la réflexion que les couleurs d'Artois étaient vertes ; on prit les couleurs des armes de la ville de Paris : de là la cocarde tricolore, qui fera le tour du monde à raison des obstacles qu'on lui opposera.

On sonne le tocsin, on dépouille les boutiques des armuriers et des fourbisseurs, on cherche partout des armes, on établit des ateliers, on organise des districts. Le marteau résonne, étend ou courbe le fer ; tous les instruments de cuisine sont emmanchés ; une foule innombrable se porte aux Invalides, y prend tous les fusils, et au grand étonnement des militaires ne commet point de désordre ; on traversa des caves pleines de vins sans y toucher : on ne voulait que des armes, on traînait les canons du plus gros calibre, et ils marchèrent comme par enchantement. Des canonniers experts auraient demandé deux jours pour opérer ce qui fut fait en trois heures.

Tandis que Mr. Necker s'éloignait tranquillement dans sa chaise de poste, et que son renvoi avait décidé le plus grand soulèvement et le plus rapide dont l'histoire fasse mention. Quelle nuit du lundi au mardi ! Des patrouilles qui se succédaient et se croisaient de quinze en quinze pas ! Une multitude agitée par la crainte, l'incertitude et l'indignation ! Un murmure vague accompagné de coups qu'on frappait sans objet déterminé sur les portes et les boutiques ! Ce son triste, monotone et continu de toutes les cloches d'une immense capitale ! Ce tocsin au milieu des ténèbres semblait appeler la colère et la vengeance d'un grand peuple pour briser un trône.... Quelle nuit !... et vous tous, princes, ministres et administrateurs des empires, qui n'avez pas entendu ce tocsin, attendez-vous à l'entendre sonner au premier attentat contre la liberté.

 ! ce tocsin de la capitale se fit entendre d'un bout de l'empire à l'autre. Une puissance invisible frappait partout sur cette terre d'oppression, et partout l'on voyait sortir de son sein des hommes tout armés.

Et à quoi tenait ce grand mouvement ? Le dirai-je ? A une divinité qu'on appelle la peur ! La cour avait épouvanté la capitale par un appareil de guerre : il en naquit cette journée mémorable, qui fut toute grande, toute sublime et la plus majestueuse dont parlera l'histoire.

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris  : Paris, Fuchs, Pougens et Cramer, 1797.

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Dénonciation

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, livre 3, chapitre 103,1797
Dans son témoignage historique sur les événements de la Révolution française, Mercier ouvre aussi la réflexion à une portée qui dépasse la simple relation des événements. Il déplore ici la généralisation de la dénonciation qui engendre les haines et les profits.

Elle fut un métier pendant la révolution, elle fut autorisée par la loi des Jacobins, elle fut plus horrible peut-être que le meurtre ; elle tua le caractère national, du moins dans les villes ; elle engendra les haines, les perfidies, les ressentiments, les jalousies ; et les liens des familles furent dissous pour longtemps.

On trouva une foule de dénonciateurs, parce qu'on apprit aux fripons un bien terrible secret, je veux dire l'art de gagner de l'argent ou la propriété d'un autre en faisant un mensonge ou en produisant un faux rapport.
 

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris : Paris, Fuchs, Pougens et Cramer, 1797.

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Les binocles ou besicles

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, livre 5, chapitre 176,1797
Dans son témoignage historique de la Révolution française, Mercier évoque les grandes journées révolutionnaires et ses répercussions sur le quotidien des parisiens. Dans une veine satirique, il se moque ici de la mode du port des binocles qui s'est généralisé de manière surprenante.

Une vieille édentée, au menton recourbé, au nez aquilin, portant lunettes et lisant mot à mot dans son psautier les litanies de la Sainte-Vierge, a toujours excité le rire malin des espiègles. Cette vieille, aujourd'hui que le monde est renversé, doit rire à son tour de voir tous nos imberbes faire l'amour avec des binocles.
Les commis de bureaux, vrais moulins épistolaires, en ont généralisé l'usage. Le nez de tel d'entre eux, sur lequel elles restent en permanence, semble avoir une gravité judicieuse. Un chef double ses yeux pour pouvoir lire des monceaux de paperasses. Il veut, à l'aide de ce signe distinctif, paraître infatigable comme le laborieux Hercule, et ce n'est ordinairement qu'un perroquet diplomatique.

Il ne s'agit pas ici de critiquer les commis de bureaux, mais d'indiquer la source d'un usage, l’exagération d'une mode et la vanité de ses sectateurs. Sur vingt personnes qui passent dans la rue dix ont des besicles.
L'usage des binocles dispose à la chicane : voyez ce vieux payeur de rentes, un contrat jauni de vétusté à la main ; ses lunettes grossissent les lettres presque autant que le télescope d'Herschel grossit les planètes ; néanmoins il repasse chaque mot, chaque phrase, il compte les points et les virgules ; et souvent le terme le plus clair lui paraît obscur ; il manie ce papier avec une sorte d'inquiétude, il le pèse, pour ainsi dire, comme s'il craignait d'y sentir le poids d'un zéro de plus ; en un mot il le visite, il le touche, il l'interroge avec l'application d'esprit d'un aveugle qui palpe, étudie et vérifie sous ses doigts une pièce de monnaie effacée.

Que je me méfie du jugement-de ce fin connaisseur qui, les besicles sur le nez, visite un tableau de Rubens ou de Van Dyck ! Il voit tout de près, et il ne voit rien : et cependant il prononce. Toute l'illusion, toute la magie de tel de ces sublimes tableaux est dans la distance que le pinceau de l'artiste a fixée au spectateur intelligent pour l'examiner.
Mais les porteurs de binocles trouvent dans leur usage un avantage inestimable : au travers de ce prisme enchanteur, ils voient toutes les femmes jolies et plus jolies que des miniatures : quelle adorable illusion ! Les binocles adoucissent les traits trop grossiers ; ils rajeunissent la coquette surannée qui vieillit sans pouvoir faire autrement ; en un mot ils donnent à ceux de l'adolescente cette suavité, cette grâce virginale qui donnent l'idée de là céleste beauté des anges ; cependant quelque délicieuse jouissance que procurent ces bienheureuses lunettes aux amateurs, je n'en dirai pas moins avec le bon La Fontaine : « Il n'est rien tel pour bien voir que l'œil de l’amant. »
 

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris : Paris, Fuchs, Pougens et Cramer, 1797.

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Cartes des restaurateurs

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, livre 6, chapitre 235,1797
Dans son témoignage historique de la Révolution française, Mercier évoque les grandes journées révolutionnaires et ses répercussions sur le quotidien des parisiens. Dans une veine plus anecdotique il évoque ici les cartes des restaurateurs.

Vous les recevez en entrant tout imprimées ; c'est une feuille in-folio. Tel, accoudé sur une table, les médite longtemps avant de se décider ; tel tâte son gousset pour savoir s'il a vraiment de quoi dîner, car l'on ne dîne plus à bon marché. Faites bien votre calcul, si vous ne voulez pas être pris au dépourvu et laisser votre montre ou votre tabatière au comptoir en gage d'une moitié de poularde.
Vous voyez bien les prix, mais vous ne voyez pas le plat ; quand il arrive, ce qu'il contient pourrait être servi dans une soucoupe ou dans une palette à saignée. On voit au firmament la croissance de la lune, on ne voit chez les restaurateurs que la décroissance des plats, et les prix sont fixes et invariables comme l'étoile polaire. La viande est découpée en filigrane et bientôt le sera en dentelles. On dirait que les bœufs sont devenus pas plus gros qu'un dindon : la demi-once tient lieu d'une demi-livre, et l'apothicaire ne pèse pas plus scrupuleusement ses doses.
[…]

Il y a des dénominations plaisantes dans ces cartes ; on entend un garçon desservant crier à une espèce de maître d’hôtel : « Apportez un potage à la ci-devant reine, avec deux rognons à la brochette ; apportez un potage à la ci-devant Condé, avec du civet de lièvre. » Là, on mange le potage de ce Condé qui a fui si vite et si loin, et son nom, qui résonne le long des tables, ne signifie plus qu'une soupe, dont il ne tâtera plus.
« Une sole au gratin » dit une petite voix grêle et féminine. « Un quart de chapon ! » dit une autre voix forte et mâle.
Votre potage, vos petits pâtés, vos côtelettes, votre fricandeau, votre pomme, votre biscuit, tout cela est enregistré au moment que vous l'avalez, et si votre estomac doutait de ce qu'il a englouti, ou s'il l'avait oublié, un procès-verbal vous le remet sous les yeux. Car pour le compte, il est fait d'après les règles de Barème : payez et, je vous le conseille, allez dîner ailleurs.

Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris : Paris, Fuchs, Pougens et Cramer, 1797.

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