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Anthologie

Livres d'enfants d'hier et d'aujourd'hui

« Livres d'enfance et de jeunesse au Moyen Âge »

Danièle Alexandre-Bidon
D’après « Du livre d’images à l’image de l’enfant : Le livre d’enfance et de jeunesse au Moyen Âge » dans L’Enfance à travers le patrimoine écrit ; colloque d’Annecy, 2001

Une notion ancienne
La notion de « livres pour enfants » n’est pas anachronique au Moyen Âge. Il existe en effet dès l’époque carolingienne des livres destinés aux adolescents comme par exemple le Manuel de Dhuoda, dicté entre 841 et 843 par une mère issue de la haute aristocratie et destiné à son fils aîné. Dès les 11e-12e siècles, dans l’aristocratie puis dans le monde urbain où se trouvent alors les premières écoles accessibles aux enfants des laïcs, de plus jeunes élèves se voient proposer des livres conçus pour leur classe d’âge. Ainsi, au 11e siècle, Egbert de Liège compose-t-il un recueil d’historiettes amusantes ou édifiantes, imaginées « expressément pour la jeuness ».
On connaît dans certains cas, grâce à des livres de comptes ou de raison, l’âge exact du jeune destinataire. Au 15e siècle, le premier livre d’heures d’un enfant peut lui être offert très précocement. Ainsi, Claude de France et sa sœur, Renée, reçoivent-ils de leur mère leur premier livre de prière, dont l’un, orné d’un alphabet. Jeanne de France en reçoit, elle, un de sa mère, Isabeau de Bavière, à six ans : cinq ans est, à cette époque, l’âge moyen auquel un enfant apprend à lire. Ce ne sont pas les seuls exemples. Outre les ouvrages de dévotion, des livres scolaires sont composés ou recopiés pour eux. Dans la famille de Savoie, c’est entre sept et dix ans que des grammaires latines sont remises aux petits princes.

Des bibliothèques minuscules
Cependant, ces nobles exemples ne doivent pas faire illusion. Il est rare en effet qu’un enfant possède ne serait-ce qu’un seul livre. En général, l’enfant médiéval apprend à lire sur le livre d’heures de sa mère quand elle en possède un. Il faut attendre le 16e siècle pour voir les jeunes princes, tel François 1er commencer à se constituer une vraie bibliothèque. Au mieux, les enfants des plus grands aristocrates ne disposent-ils, à l’âge de raison, que d’une toute petite bibliothèque, en général entre quatre et six livres.
La notion de livres pour la jeunesse à cette époque comprend tous les genres d’écrits : alphabets moralisés dans les livres de dévotion et textes pieux dans les abécédaires, historiettes amusantes dans les livres de grammaire, allusions aux fables et fabliaux dans l’illustration des livres d’heures et de prières…
Avant le 15e siècle, on trouve surtout au registre des livres pour enfants des ouvrages personnalisés, souvent conçus pour un destinataire unique, éventuellement élargi aux frères et sœurs de ce dernier. À l’exception du livre de grammaire en milieu monastique ou aristocratique, il n’existe pas de production de masse, bien que quelques titres trouvent un public élargi au 15e siècle, au sein de la noblesse. Ce sont les « miroirs des princes » pour les garçons adolescents que les petits princes de Savoie reçoivent vers l’âge de quatorze ans, tout comme les fils du duc de Bourgogne, ainsi que les livres de Christine de Pizan pour les filles.
Les milieux aristocratiques sont, toutes époques confondues, les plus exclusivement concernés, ainsi qu’en témoignent les comptes royaux ou princiers de même que les exemplaires conservés dans les bibliothèques.
Toutefois, des catégories sociales moins aisées peuvent également être destinataires de livres. Ainsi, les fils et petits-fils de prêtres concubinaires sont dotés par testament des ouvrages leur permettant de dire la messe, s’ils suivent la carrière de leur ascendant. Le monde rural est guère concerné par la possession de livres mais l’apprentissage de la lecture n’y est pas aussi absent qu’on la cru pendant longtemps. En ville, les milieux modestes (marchands artisans, etc.) ne sont pas exclus de l’univers du livre, mais la possession d’un livre scolaire concerne les seuls garçons.
Au 15e siècle, les inventaires mentionnent parfois des « livres pour enfants » et l’éventaire des marchands signale des livres destinés à l’un ou l’autre sexe. Ils nous montrent ainsi qu’il existe des livres identifiables rapidement comme tels. Pour autant, les livres pour enfants ont un double public : mère et fille ; pédagogue de château-pupille ; prêtres-enfants de chœur ; maître d’école-élèves.

Quels titres ?
La majorité des livres médiévaux sont des ouvrages dédiés à la piété : bibles, psautiers, livres d’heures, missels. À cela s’ajoutent : hagiographies, légendes, vie de saints ou de pères. Les bibliothèques enfantines comportent également des titres liés au domaine scolaire, abécédaires ou recueils d’images mnémotechniques.
Les bibliothèques des milieux aristocratiques peuvent également contenir des ouvrages cynégétiques, militaires, ou des livres d’histoire.
Certains titres sont parfois proscrits. Ils concernent alors les récits supposés propres à « affabuler » comme les fables précisément, ou « périlleux à l’âme » selon Philippe de Mézières, comme ceux concernant les légendes sur l’enfance du Christ par exemple.

Quels critères d’usage ou de destination ?
L’alphabet, souvent moralisé, se place au premier rang des signes qui révèlent la destination enfantine d’un ouvrage. Vient ensuite la langue utilisée. L’emploi dans les livres de la langue française plutôt que le latin, sauf dans les grammaires élémentaires et les livres d’heures constitue un bon indicateur de l’âge de leur destinataire. La petite dimension des volumes, en taille et/ou en épaisseur plaide également en faveur d’un jeune lecteur. En témoignent de nombreuses enluminures ou des livres de compte, faisant état de « petites heures » ou de « petit livre d’heures ». Déjà, au 9e siècle, Dhuoda avait intitulé le livre composé pour son fils « Manuel », sous-entendant ainsi la dimension modeste de l’ouvrage, adapté à la main. La taille des caractères permet également de reconnaître les livres destinés aux enfants; par exemple l’abécédaire de la petite Marie de Bourgogne ne comporte qu’une lettre (et son quatrain d’accompagnement) par page. Accessoirement, les signes ajoutés en marge par le copiste sont autant d’indices qui désignent l’usage scolaire ou juvénile : la main de maître qui pointe du doigt la leçon de morale ou le proverbe édifiant. Les textes qui s’adressent particulièrement aux enfants adoptent le tutoiement, la forme dialoguée, l’insertion de proverbes en abondance, la composition versifiée… L’iconographie, enfin, particulièrement axée sur les images et les activités enfantines permet l’identification de l’âge ou de la tranche d’âge du jeune lecteur. Mais l’indice le plus sûr est encore la présence d’un portrait d’enfant dans son livre. Ces portraits interviennent souvent dans les livres d’heures et dans les ouvrages didactiques. La petite Claude de France fait ainsi face à son saint patron dans son livre d’alphabet et de catéchisme, en première et en dernière page du volume. Le futur François 1er est mesuré par sa mère Louise de Savoie dans un ouvrage didactique intitulé « compas de dauphin ».
Les livres médiévaux de l’enfance sont bien un « miroir » de leur existence et de leur éducation. Même si la collecte est, pour les 13e-15e siècles nécessairement limitée au monde de la noblesse, on découvre déjà, dans les livres conçus et copiés pour des enfants, l’origine de bien des traits encore d’actualité du livre pour enfants : la familiarité du ton, la simplicité de la langue, l’image de soi, de son semblable et de ses jeux, la graphie et la dimension du volume adaptées au niveau de culture et à la taille des jeunes destinataires.

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Catherine Velay-Vallantin, « Naissance d'un public de livres d'enfants »

Danièle Catherine Velay-Valentin
D’après Le livre d’enfance et de jeunesse en France, Société des bibliophiles de Guyenne, 1994

Dans L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Philippe Ariès montre que la fin du 17e siècle a vu un changement considérable dans la place prise par la famille et l’enfant.
Une fois améliorée la formation du clergé, avec des congrégations et des séminaires tournés vers la formation pastorale, la Réforme catholique s’est préoccupée de l’instruction des enfants. Bientôt, des catéchismes, approuvés par les évêques, leur sont spécialement destinés et l’école paraît le moyen le plus approprié pour lutter contre l’hérésie et moraliser la jeunesse. Au cours du 12e siècle, l’œuvre scolaire de la Réforme catholique se concrétise, en faisant surgir un réseau d’écoles urbaines de charité.
L’œuvre de Jean-Baptiste de La Salle est d’une tout autre ampleur. C’est à partir de 1678 qu’il se consacre en effet à la scolarisation gratuite. Son Institut des Frères des écoles chrétiennes introduit une pédagogie inspirée des collèges d’humanités, en plein essor depuis le 16e siècle. La taille des établissements, dotés d’au moins trois maîtres, permet de créer des classes de niveau au sein desquelles l’utilisation de livres identiques se prête à un enseignement simultané des élèves. Le groupe des enfants est devenu une classe. Une surveillance de tous les instants et un système subtil de punitions et de récompenses, emprunté au collège, fondent cette pédagogie dans les écoles élémentaires.
En revanche, dans les villages de la France rurale, l’école, lorsqu’elle existe, présente un bien pauvre visage. L’initiative d’engager un maître revient à la communauté des habitants, à moins qu’elle n’émane d’un riche fondateur. Face à un groupe d’enfants d’âges variés, souvent filles et garçons mêlés, ce « régent », recruté par contrat sous le contrôle de l’Eglise, pratique une pédagogie rudimentaire du mode individuel : chaque élève, à tour de rôle, vient épeler sur un psautier ou réciter un morceau d’oraison pendant que ses camarades travaillent à l’unique table d’écriture.
C’est la résistance des protestants qui justifie en 1698 une mesure sans précédent : la Déclaration royale pose en effet le principe d’une obligation scolaire sous l’égide de l’Etat et le contrôle de l’Eglise catholique. Il s’agit de concurrencer l’alphabétisation et la transmission de la foi poursuivies au sein des familles huguenotes. Ce texte prévoit un réseau de surveillance ecclésiastique des maîtres comme des parents qui n’enverraient pas leurs enfants à l’école et définit le contenu de l’enseignement : les vérités de la foi, le rituel catholique, la messe quotidienne, enfin « apprendre à lire et même à écrire à ceux qui pourraient en avoir besoin ». Bien que renouvelée en 1724, cette Déclaration n’est suivie d’aucun effet dans les régions fidèles au protestantisme. Elle reste cependant la base législative indispensable à toute initiative pédagogique.
Mais une fois apaisée la lutte contre l’hérésie, ni le Roi, ni son administration ne voient l’utilité d’instruire les milieux ruraux. Et les propagandes des Lumières, pas davantage. Seule la formation des élites compte à leurs yeux. C’est ainsi que La Chalotais, dans son Essai d’éducation nationale soutient que « le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations ». Voltaire l’en félicite par courrier : « Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. » Et Rousseau émet un jugement similaire : « N’instruisez pas l’enfant du villageois car il ne lui convient pas d’être instruit. »
Diderot ne partage pas ce point de vue, tout comme nombre d’ecclésiastiques – notamment de bas clergé – qui défendent l’utilité de l’instruction populaire. L’Église n’est pas pour autant le plus ardent défenseur de cette éducation : elle est souvent divisée sur ce point, en particulier à mesure que croît son obsession de la diffusion des « mauvais » livres.

C’est dans ce contexte que s’élabore une autre approche de l’enfant : la diffusion de contes dès la fin du 17e siècle. La fiction ne se veut plus assujettie aux règles de la pédagogie en cours. Car, ne nous y trompons pas : Perrault et ses émules ont bel et bien tenté une nouvelle approche de l’enfant, selon leurs propres préoccupations, celles des milieux mondains porteurs des valeurs chevaleresques oubliées à la Cour de Louis XIV.

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Ségolène Le Men, « Le point de vue de Rousseau »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

« 1. L'âge de nature 12 ans
2. L'âge de raison 15 ans
3. L'âge de force 20 ans
4. L'âge de sagesse 25 ans
1. L'âge de bonheur tout le reste de la vie Prière à la fin. »
Jean-Jacques Rousseau, L'Émile

Rousseau, lecteur précoce
Les enfants n'ont pas découvert les livres du jour au lendemain : ils disposaient depuis toujours de livres d'apprentissage liés à leur éducation, scolaire ou non, avaient adopté un certain nombre de textes, voire de genres littéraires ; enfin, ils avaient accès à la bibliothèque de leurs parents. Ce qui change dans la seconde moitié du 18e siècle, c'est, chez les auteurs et les éducateurs, la prise de conscience qu'il peut exister une littérature enfantine spéciale. Ces pratiques d'écriture spécifiques ont, en retour, entraîné une nouvelle façon de concevoir l'ensemble des ouvrages traditionnellement associés à l'enfance. Sans l'avoir voulu, c'est Jean-Jacques Rousseau qui a servi de caisse de résonance à l'éclosion de la « bibliothèque des enfants ».
Dans toute autobiographie d'écrivain, le premier contact avec le langage puis la lecture revêt une importance décisive. À cet égard, le célèbre passage des Confessions relatif aux lectures enfantines de Rousseau est le prototype d'une série de textes qui aboutissent à ceux de Sartre dans Les Mots ou de Leiris dans Biffures. Si ce morceau importe ici, c'est qu'il est révélateur de la situation d'un enfant lecteur avant l'émergence de la littérature enfantine. C'est par la médiation de la bibliothèque familiale, celle de sa mère et de son grand-père, qu'il accède au monde des livres, sous la tutelle du père qui est son compagnon de lecture. Le narrateur décrit l'itinéraire spirituel que représente le passage des romans de sa mère aux ouvrages de son grand-père, classiques de l'histoire, de la religion et de la mythologie, dont il retient surtout les Hommes illustres de Plutarque : « (…) j'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans : je ne sais comment j'appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avoit laissé des Romans. Nous nous mîmes à les lire après soupé mon père et moi. Il n'étoit question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusans : mais bientost l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation ». « Les Romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant ce fut autre chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à la portion de celle de son père qui nous étoit échue. Heureusement il s'y trouva de bons livres ; et cela ne pouvoit être autrement ; cette bibliothèque ayant été formée par un Ministre, à la vérité, et savant même ; car c'était la mode alors, mais homme de goût et d'esprit ».

« Je hais les livres… »
Dans L’Émile pourtant, qui contient cette formule lapidaire, « je hais les livres ; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas », Rousseau préconise une découverte du livre tardive et restreinte. Tardive, parce qu'à l'âge de nature – jusqu'à douze ans – suffit le livre du monde : « Point d'autres livres que le monde, point d'autre instruction que les faits. » Restreinte en effet car ce n’est qu’à l’âge de raison – de douze à quinze ans qu’intervient un seul livre : Robinson Crusoê. Les Fables de La Fontaine – premier titre canonique de la culture enfantine – sont, elles, l'objet d'une critique argumentée dans le second livre de L'Emile.
Enfin, dans un opuscule issu de son expérience propre de précepteur, le Mémoire présenté à Mr. de Mably sur l’éducation de son fils, Rousseau émet des opinions plus nuancées. Il reconnaît en effet, d'une part l'utilité d'un certain nombre de livres – classiques de collège ou de précepteur pour l'instruction des jeunes gens –et, d'autre part, il énonce un programme éducatif pour la petite enfance qui définit parfaitement le monde dans lequel s'inscrira la nouvelle littérature enfantine : livres à la portée des enfants, « récréations et promenades » instructives plutôt qu'études réglées.
Dans le domaine de la morale et des mœurs, Rousseau évoque Molière et La Bruyère, deux auteurs que l'on retrouve dans les livres de prix donnés au 18e siècle, tout en avouant, pour la seule fois, l'absence d'un ouvrage spécifiquement conçu pour l'enfant : « À tout cela je voudrois, quand il en sera tems, joindre quelque lecture qui sans lui gâter le cœur lui fît assés connoitre les hommes pour n'être pas tout à fait étranger parmi eux. »

En matière d'éducation, la référence à Rousseau devient vite si importante que les moindres passages relatifs au livre et à la lecture ont été relevés et discutés dans les préfaces des livres pour enfants. Par une curieuse argumentation, le refus du livre de la petite enfance énoncé dans L'Emile est interprété comme la reconnaissance d'un manque à combler ; et, par son parti pris de tabula rasa, Rousseau est présenté comme le responsable de la révolution du livre pour enfants que mettent en œuvre les auteurs pionniers

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Isabelle Havelange, « La pédagogie à la cour de France (sur Madame de Genlis) »

Isabelle Havelange
D'après « Madame de Genlis (1746-1830), ou la pédagogie à la Cour de France », Le Magasin des enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

A l'origine, un simple divertissement…
Fille d'un gentilhomme désargenté, madame de Genlis épouse à seize ans un brillant officier, le comte de Genlis et, dès lors, commence à écrire. Pendant l'hiver 1777, elle donne trois petites comédies pour ses filles, Caroline et Pulchérie, alors âgées de onze et dix ans, et les fait jouer sur un théâtre de société, devant un public de soixante personnes. Elle écrit ensuite deux autres pièces qui sont jouées cette fois devant un public de cinq cents personnes. Ce divertissement soulève l'enthousiasme. L'intrigue adroite ne contient aucun rôle d'homme ni aucun sentiment d'amour. Elle s'inscrit dans le quotidien. La spécificité de ces petits drames est de procurer un divertissement et une édification morale. Le texte simple, allié à la grâce et au talent des jeunes filles, fait découvrir à la société parisienne pourtant blasée un genre de spectacle nouveau et réussi. Le ton naturel des scènes renouvelle le genre.

Un succès fertile
Au départ, Madame de Genlis n'avait pas écrit ces comédies pour enfants dans le but de les publier. Leur succès, qui dépasse toutes ses prévisions, l'amène à envisager cette éventualité. Mais elle craint, en entamant une carrière d'écrivain, de compromettre son rang de dame à la Cour, que son mariage lui a permis. Aussi accepte -t- elle le prétexte que lui fournit l'avocat Gerbier de faire imprimer ses pièces par souscription au profit d'une œuvre charitable. L'édition d'un volume in-octavo, sous le titre de Théâtre à l'usage des jeunes personnes…, est tirée en grand nombre en juin 1779. Elle s'enlève en cinq jours et se voit traduite en russe et en allemand. Le public et la critique font à ce premier volume un accueil enthousiaste. Tous les journaux publient des éloges sans réserve, célébrant le succès de ce nouveau théâtre pour enfants. Tous reconnaissent qu'il s'agit là de petits chefs-d'œuvre très achevés et très enlevés, qui témoignent, pour un premier ouvrage, du talent littéraire de l'auteur, de sa science du théâtre et de son goût pour l'éducation.
Pour répondre à l'attente du public, madame de Genlis se remet au travail et donne, moins d'un an après le premier, trois autres volumes, soit quinze pièces de théâtre d'éducation. Le quatrième volume est destiné à l'éducation des enfants de marchands, d'artisans, aux femmes de chambre et aux filles de boutique. C'est sur les comptoirs, et non plus seulement dans une vaste bibliothèque, qu'elle souhaite le trouver. Pour la remercier d'avoir fait un ouvrage pour les enfants du peuple, les six corps de marchands de Paris lui envoient une députation et lui remettent une adresse. Madame de Genlis a franchi le pas. Elle change de public et se comporte désormais en véritable auteur.

Madame de Genlis, écrivain et éducatrice
Très en faveur à la Cour, vraisemblablement maîtresse du duc de Chartres, elle est nommée en 1782 – fait exceptionnel pour une femme – « gouverneur » des enfants d'Orléans. Elle s'installe alors avec eux et ses propres filles dans le pavillon de Bellechasse, à Paris, et y dirige leur éducation de 1782 à 1789. Cette nomination lui attire l'inimitié des courtisans, qui se croyaient des droits à cet honneur, et qui rejoignent encyclopédistes et philosophes dont la comtesse méprise hautement les principes (tout en adoptant parfois leurs opinions). Les huit années à Bellechasse ne lui en apportent pas moins la gloire hautement justifiée d'ailleurs par ses talents pédagogiques.
Sa réputation d'éducatrice ne fera qu'ajouter au succès que son talent d'écrivain lui attire. À la fin de 1781, paraissent Les Annales de la vertu, ou cours d'Histoire à l'usage des jeunes personnes, en deux volumes et, en janvier 1782, les trois volumes d'Adèle et Théodore ou Lettres sur l'éducation. Ce dernier livre, écrit en 1781, paraît en janvier 1782, précisément au moment où elle fixe tous les regards sur elle par sa nomination de « gouverneur » des enfants d'Orléans. On y trouve un roman par lettres, des portraits, ainsi que l'exposé développé du système d'éducation de l'auteur. En 1784, paraissent Les Veillées du Château, dont le succès n'est pas moins considérable et qui sont aussitôt traduites en anglais. Le livre est construit autour d'une intrigue romanesque simple qui ne sert que de canevas : madame de Clémire se retire en Bourgogne avec ses trois enfants et invente chaque soir des contes amusants, instructifs et moraux. Les trois volumes forment un cours de morale à l'usage des enfants de dix à douze ans vivant à la campagne. Les contes, les anecdotes et les notes en fin de volume sont ordonnés selon une progression des connaissances et de la formation. Sans trop se soucier des idées à la mode et de l'opinion des cercles littéraires, madame de Genlis poursuit avec indépendance et créativité l'édification d'une véritable bibliothèque pédagogique. On ne cesse plus désormais de parler d'elle et de ses nombreuses initiatives. Sa carrière se poursuit brillamment. Elle est interrompue par les événements révolutionnaires.
Tout au long de l'exode qui lui fait quitter la France en 1791, elle continue inlassablement d'écrire (près d'une centaine de volumes en tout : ouvrages pédagogiques, plans d'éducation, romans historiques, nouvelles…). Son retour, en 1800, n'est suivi d'aucune restitution. En 1801, Maradan lui propose de collaborer de façon régulière à la Bibliothèque des romans pour la somme de 1200 francs par an. Madame de Genlis accepte. Variant les genres, elle donne chaque mois des contes, des anecdotes véridiques, des nouvelles historiques (dont Mademoiselle de Clermont en 1802).
En 1804, elle quitte la Bibliothèque de romans et devient collaboratrice attitrée du Mercure. Avec les premières rééditions de ses précédents ouvrages et sa collaboration à la Bibliothèque des romans, elle retrouve sa place dans l'opinion et dans la société et ouvre un salon littéraire. Mais elle ne vit, et mal, que de sa plume. N''ayant émis aucune réserve à l'établissement de l'Empire, elle se voit bientôt accorder une pension par Napoléon.
Au retour des princes en 1814 (au moment de l'abdication de Napoléon), puis après les Cent Jours, elle suit la volte-face de la classe politique et de l'opinion publique et renoue des relations avec la famille d'Orléans, qui, à son tour, pourvoit à son entretien.
En 1825, la publication de ses Mémoires fait scandale, mais constitue aussi un témoignage de première importance sur la société française, l'ancienne et la nouvelle et notamment sur l'expérience pédagogique qu'elle mena à Bellechasse.
Octogénaire, madame de Genlis voit son ancien élève, Louis-Philippe, accéder au pouvoir et devenir roi des Français.
Elle meurt quelques mois plus tard, le 31 décembre 1830.

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Ségolène Le Men, Démocratisation en marche : la publication du « portefeuille des enfants »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

L'image éducatrice
L’éducation de modèle aristocratique et même princier, centrée sur l'organe de la vue, se répand à la fin du 18e siècle dans de nouvelles couches sociales avant d'être reprise par l'école nationale de la Révolution : Le Portefeuille des enfans démontre parfaitement ce processus de démocratisation. Il s'agit d'un recueil de planches, qui tient de l'Orbis Pictus par le projet de composer une encyclopédie à l'usage des enfants, à partir d'images qui servent à la leçon de chose.
Les seules références données dans le prospectus du Portefeuille des enfans français renvoient à Locke et à Mme de Genlis comme principaux tenants de la pédagogie par l'image : à la suite de cela, il est clairement expliqué qu'il s'agit de mettre à la disposition des « Parens, dont le zèle n'est pas secondé par la fortune », les instruments pédagogiques préconisés par Mme de Genlis, qui restaient des objets uniques : œuvres d'art, tirées des collections princières ou nées de commandes au peintre attaché au pensionnat de Bellechasse, l'exilé polonais, Mvris, maquettes, réalisées par Etienne Calla, qui sont restées des prototypes. Au contraire, l'estampe est un moyen de reproduire l'œuvre d'art et de la multiplier à bon marché, à si bon marché qu'il sera possible de laisser aux mains des enfants, peu soigneux par nature, ces reproductions tirées des principaux recueils contemporains de planches gravées.

Un Portefeuille accessible
La seconde étape du processus de démocratisation des pratiques d'éducation aristocratiques et princières après la mise en vente des planches du Portefeuille des enfans à 4, 6, 8, ou 10 sols chacune se passe sous la Révolution, lorsque le concours de l'an II, qui devait choisir les meilleurs ouvrages d'éducation destinés à être diffusés dans les écoles sur tout le territoire national, retient précisément ce recueil.
Les planches furent alors sans doute utilisées d'une manière collective, puisque seuls les textes explicatifs des vingt livraisons ont fait l'objet d'une publication en forme de manuel.
La gravure de reproduction est à l'œuvre d'art ce que la composition par extraits est à la littérature, et le même principe régit donc le choix des planches du Portefeuille que le reste de la nouvelle littérature enfantine : en effet, l'entreprise, conduite sous la direction de Cochin, consistait à reproduire les meilleurs morceaux des grandes publications gravées, comme l'indique le prospectus, dans une éblouissante énumération : « nous aurons soin de choisir nos Originaux dans des Ouvrages qui agent reçu le sceau de l'approbation générale. Les Quadrupèdes et les Oiseaux de Buffon, les Insectes de Réaumur, les Poissons de Duhamel, ses arbres fruitiers, les plantes de Regnault, et les Livres des botanistes les plus célèbres, les Voyages enrichis de figures, depuis celui de Tournefort, jusqu'à celui de Cook, l'Iconologie de Gravelot, les Costumes de Dandré-Bardon, les antiquités de Montfaucon, le Dictionnaire de la Bible de Calmet, les Arts et métiers de l'Académie des Sciences seront mis à contribution tour à tour. Il en sera de même des travaux des Géographes les plus estimés ».
La formule du « « portefeuille » est donc bien à l'image ce que le « magasin » est au texte. L'une et l'autre se rattachent au nouveau modèle de la presse, non seulement par la publication périodique, mais aussi par la composition « en zig-zag », qui passe sans ordre d'un sujet à un autre, et c'est à juste titre qu'en 1846 un descendant de Duchesne écrit une lettre publiée par la rédaction du Magasin pittoresque, qui présente le Portefeuille des enfants comme l'ancêtre du Magasin pittoresque. Les planches y sont en effet données en vrac, et réparties comme en feuilleton, dans des séries à suivre, qui incitent le destinataire à inventer lui-même son propre classement, et à composer son « petit portefeuille » comme Emilie faisait, chez l'abbé Revre, son « petit recueil ».
Ici encore, le portefeuille n'est pas sans lien avec le « musée de Bellechasse », tel que l'a décrit Mme de Genlis au début d'Adèle et Théodore et qui rejoint aussi les idées de Rousseau promeneur : « comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie (...) ne nous lassent pas (...), aussi notre leçon se passant, comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir ». Par cet avertissement, la baronne explique bien que sa maison-musée est tout le contraire d'un palais de mémoire, construction mentale qui sert en rhétorique à mémoriser par l'image l'ordre des parties d'un discours, comme la description suivie que lui impose la forme écrite de sa lettre pourrait le faire croire. Le vagabondage du magasin et du portefeuille rappelle au contraire le plaisir de l'entretien à bâtons rompus, sans fil directeur préparé, que signale Montaigne dans cette citation. Et l'attrait ambulatoire de l'instruction en promenade trouve dans le portefeuille un substitut par la méthode active qui fait intervenir l'enfant sur les planches en les découpant et en les classant à son tour. Un jeu fut même conçu à partir des planches du portefeuille. Cette formule a encore l'intérêt, exprimé dans le prospectus, de proposer un ouvrage évolutif, adapté à tous les stades de développement de l'enfant, jusqu'à l'amorce de l'âge adulte : à cet égard, l'existence d'une édition « de luxe », sur grand papier, conçue comme une édition de collectionneur joue le même rôle que le livre de prix luxueux, chargé de faire pressentir à l'enfant l'accès au monde de la bibliophilie. Mais surtout, comme le veut toute la bibliothèque des enfants, le portefeuille tient compte des classes d'âge depuis la plus petite enfance. Radicalement neuve est cette façon de prendre en considération les pratiques enfantines face au livre et à l'image !

La « leçon de chose"
Enfin, dans la conception même des planches, un pas est franchi, de l'image sensualiste, substitut de la chose, et faite pour servir à la « leçon de chose », à l'image logique, comme différents indices le prouvent : une petite échelle placée sous chaque vignette rappelle l'échelle relative des choses ; les tableaux explicatifs et didactiques sont nombreux et témoignent de l'importance pédagogique de l'espace tabulaire synoptique, intermédiaire entre l'espace du discours et celui de l'image, et fondé sur la possibilité d'un ordre de lecture aléatoire qui favorise la mémorisation ; ces tableaux étaient publiés à l'origine sur les « feuilles bleues » que sont les couvertures de livraison, mais dans l'édition postérieure non datée de l'INRP, ils sont imprimés en tête du volume entier. Enfin, le prospectus insiste à juste titre sur le caractère novateur de la méthode d'apprentissage de la géographie. Cette matière connaît un grand développement à la fin du 18e siècle dans la nouvelle littérature enfantine, à travers des livres qui s'appuient sur les accessoires visuels que sont la carte, et le globe terrestre ; cet essor signifie à la fois celui de l'image « logique », et celui d'un système global d'éducation qui fait appel à des images et à des objets, destinés à relayer le support livresque traditionnel. C'est ainsi que « le coin de l'étude » s'aménage dans l'espace domestique autour du globe terrestre, à proximité d'une petite bibliothèque. Quant à la mappemonde, point de départ de toutes les instructions géographiques, elle est la projection du globe terrestre dans l'espace cartographique bi dimensionnel. L'enjeu mythique de la carte, type d'une nouvelle sorte d'image pédagogique, se marque dans les textes de fiction, depuis les Cent Pensées d'une jeune anglaise jusqu'au Nouveau Robinson.
La méthode géographique du Portefeuille des enfans prétend graduer l'apprentissage de la conceptualisation de l'espace que propose la cartographie, en partant d'une situation face à laquelle l'enfant sait déjà se repérer, pour aller vers des échelles de plus en plus grandes ; elle propose ainsi de partir du plan circulaire d'un espace familier, puis de l'inclure de manière concentrique dans des espaces de référence de plus en plus grands et lointains. L'exemple retenu dans les planches est proposé aux enfants parisiens, mais le prospectus conseille aux maîtres de province de fabriquer leurs propres planches sur le même principe. Il est significatif, que le modèle de l'enfant royal sert toujours de référence puisque le point de départ de ces cartes emboîtées est le « plan du vestibule du Château des Tuileries » ! Pourtant le portefeuille a bien été l'un des manuels de la Révolution, et sa méthode de géographie, dont l'enjeu symbolique est d'expliquer une méthode pour permettre à l'enfant d'appréhender l'image logique, est encore en usage dans les écoles primaires d'aujourd'hui.

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Isabelle Havelange, « Un certain Monsieur Berquin, ami des enfants »

Isabelle Havelange
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

Un pionnier
C'est à la fois le succès de L'Ami des enfants et le principe tout nouveau des livraisons périodiques pour enfants qui place Berquin au rang des auteurs pionniers de la littérature de jeunesse. Il naît le 25 septembre 1747 à Bordeaux, dans une famille de négociants aisés. Élevé d'abord par un prêtre, ami de sa famille, il poursuit ses études chez les Jésuites.
En 1770 ou 1772, il quitte Bordeaux pour tenter sa chance à Paris, et commence rapidement à publier des poésies élégiaques et collabore dans le même temps à l'Almanach des muses. En 1776, il prend contact avec des libraires allemands et se fait envoyer des ouvrages qui seront décisifs dans l'évolution littéraire de Berquin : L'Ami des enfants (Der Kinderfreund) de C.-F. Weisse notamment.
Familier de la famille de Charles-Joseph Panckoucke (1736-1798), il devient le précepteur des enfants du célèbre éditeur-libraire parisien. La reconversion littéraire qu'il fait, passant de la poésie élégiaque à des œuvres pour la jeunesse, n'est sûrement pas étrangère à son rôle éducatif. En 1777 paraissent les Lectures pour les enfants au choix de petits contes. A cette époque, les deux petites filles à sa charge ont trois et sept ans, ce qui correspond aux âges auxquels sont destinées les Lectures. Il aurait en quelque sorte accompagné le développement des fillettes par la publication ensuite de L'Ami des enfants (1782-1783) puis de L'Ami de l'adolescence (1784-1785), suite d'historiettes dont il introduit le genre en France et qui connaîtront le succès jusqu'à la fin du XIXe siècle.

L'Ami des enfants : une idée
Berquin pourtant n'est pas auteur original. Il emprunte la plupart de ses sujets à l'étranger. Dans le cas de L'Ami des enfants, il trouve non seulement l'idée, mais aussi une grande partie du contenu dans Der Kinderfreund de Weisse. Avec le titre, Berquin semble, en quelque sorte, avoir pris le relais de l'auteur allemand. S'il n'a pas, comme Weisse, utilisé une famille et ses amis comme cadre de l'histoire, la matière littéraire empruntée est cependant considérable (14 pièces sur 21). Berquin a d'ailleurs également puisé chez Campe (une pièce) et chez Salzmann (une pièce). A cette époque, c'était monnaie courante que de faire des emprunts les uns aux autres. Contrairement à l'idée que l'on se fait aujourd'hui du plagiat, les auteurs mentionnaient alors souvent leurs sources. Ainsi fait Berquin, tantôt donnant le nom des auteurs, tantôt utilisant des expressions telles que « traduction libre de l'allemand », « imité de l'anglais », etc. Il est à son tour abondamment traduit et imité.
Berquin, non seulement diffuse en France le genre des historiettes, mais il le fait par un mode de publication inusité dans la littérature enfantine : les livraisons périodiques. L'Ami des enfants est publié sous forme de mensuel. Les lecteurs souscrivent un abonnement. Les volumes leur sont envoyés tous les mois. Le succès de la publication est considérable.

Un auteur polygraphe
À la fin de l'année 1783, Berquin tombe malade. Son état de santé l'oblige à s'arrêter quelque temps. Cette interruption momentanée lui vaut un très nombreux courrier d'enfants et de mères déçus de ne plus voir paraître leur mensuel. En janvier 1784, il publie dans le Mercure de France une lettre à leur intention, où il annonce la parution prochaine de L'Ami de l'adolescence qui « aura pour objet d'éclairer l'esprit de la jeunesse, en lui donnant des idées justes de tout ce qui la frappe dans la nature et dans la société ».
À partir de 1789, Berquin sort du domaine de la littérature enfantine pour collaborer à la Gazette nationale ou Moniteur universel, journal nouvellement créé par Panckoucke, donnant priorité aux nouvelles politiques sur les nouvelles littéraires. En 1789 également, Berquin commence à publier la Bibliothèque des villages puis, en 1790, avec Guingené et Grouvelle, La Feuille villa­geoise. Ces deux dernières paraissent également par souscription. Leur but est d'éclairer « la partie la plus délaissée de la nation, la population des campagnes », de les instruire de leurs droits et de leur faire connaître les lois, événements ou découvertes récentes.
En 1791, Berquin publie également Le Livre de famille ou Journal des enfants. Cette même année, au moment où se pose le problème de l'éducation du Dauphin selon les nou­velles lois, Berquin est désigné par la section Saint-Joseph comme précepteur du Dauphin. Cette proposition, acceptée par toutes les sections de Paris, est refusée par Louis XVI, qui choisit un autre précepteur.
Proche des Girondins, Berquin est en train de préparer ses œuvres complètes quand il meurt, le 21 décembre 1791, ayant eu la chance de n'avoir pas eu à prendre parti et de mourir de mort natu­relle, avant de risquer l'échafaud des Girondins.

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Ségolène Le Men, « L'art de l'extrait »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

Morceaux choisis, morceaux de choix
À côté de l'attention portée à la mise en forme de l'objet-livre, ce qui ressort de cette définition très adéquate pour le livre d'enfant de 1750 à 1830 est la nécessité d'apporter à l'enfant des connaissances variées, extraites et abrégées à partir d'un vaste ensemble de références. « Traits », « extraits », « anecdotes », « notions abrégées », tous ces termes tournent autour de l'idée d'extrait, qui est une manière de lire, utilisée à des fins éducatives, et en fin de compte adoptée par les auteurs des livres pour enfants.
Dans l'éducation religieuse des pensionnats, l'habitude semble ancrée de faire écrire aux petites filles leur propre livre à partir d'extraits et de morceaux choisis qu'elle récoltent au fil des jours. Voici quelques vers entendus par l’Émilie de l’abbé Reyre, dans un couvent de pensionnaires : « j'ai cru devoir mettre dans mon recueil, parce qu'ils m'ont paru fort instructifs » ; puis : « cette histoire m'a paru si belle que je l'ai mise dans mon petit recueil. J'y mettrai de même toutes les anecdotes remarquables que je rencontrerai dans mes lectures ; et quelle satisfaction n'aurai–je pas à les raconter ». L'échange épistolaire entre Émilie et sa mère se trouve constamment entrecoupé d'extraits transcrits pour le « petit recueil », livre par excellence de l'enfant qui le conçoit elle-même, et y revient sans cesse. Or ce livre n'est pas rédigé, mais seulement assemblé par son possesseur. Nous n'avons malheureusement pas retrouvé trace, pour le domaine français, de ces recueils évoqués à plusieurs reprises par la littérature enfantine. Mais tout porte à croire qu'il s'agit d'une tradition, proche de celle des stammbücher qui, en Allemagne, ont trouvé leurs collectionneurs à cause des enluminures et aquarelles qui ornent ces petits albums de citations réunis de main de femme.

Du bon usage de l'extrait
Proche donc de l'album de jeune fille, cette tradition se rattache aussi à celle des modèles d'écriture fondés sur la copie de textes choisis, comme le rappelle madame de Genlis après avoir indiqué les aptitudes communément attendues chez une fillette de douze ans, dans la phrase même qui les refoule : « Adèle, à douze ans, ne sera en état ni de bien faire un extrait, ni d'écrire une jolie lettre, ni de m'aider à faire les honneurs de ma maison. »
De l'enfance à l'âge adulte, l'usage des extraits est une pratique où la lecture et l'écriture sont solidaires dans une conception de la lecture centrée sur ce livre unique, quintessence de tous les autres dont le possesseur est en fin de compte l'auteur-éditeur. Madame de Genlis a cultivé systématiquement cette habitude acquise dans son jeune âge en démontrant le lien étroit qui existe entre la copie des extraits et le métier d'auteur tel qu'elle le concevait. C'est dans un bref ouvrage, De l'Emploi du temps qu'elle livre sa recette : « Il faut avoir en magasin un grand nombre de petits livres cartonnés, chaque livret contenant au moins cent pages blanches, et que le format soit assez petit, pour qu'on puisse sans embarras les mettre deux ou trois dans une poche ou dans tin sac. On écrira d'une écriture fine dans ces petits livres, non des extraits détaillés, mais les traits remarquables qui auront le plus frappé dans le cours des lectures habituelles (…) On petit aussi faire des recueils de vers choisis, et un petit volume de poésie, contenant des maximes, des sentences etc. de quatre, cinq ou sept et huit vers, choix très commode lorsqu'on veut faire une citation, ou placer une épigraphe. Il faut toujours porter sur soi un ou deux de ces livrets, et en relire quelque chose, soit en voiture, lorsqu'on y est seul, soit en se promenant solitairement, et dans tous les petits moments d'attente que la société renouvelle si souvent ».

De l'art de l'extrait à l'abrégé comme « style"
En matière de littérature enfantine, cette conception du livre proche de la compilation est utilisée au-delà de l'étape de la recherche documentaire, puisqu'elle préside au plan d'un grand nombre d'ouvrages. Sans doute à la fin du 18e siècle, les recueils d'anecdotes sont-ils un genre éditorial en pleine expansion, et les recueils d'anecdotes à l'usage des enfants s'inscrivent dans leur sillage. Pour l'adulte, de tels ouvrages servent surtout à développer des talents de conversation en société. Pour l'enfant, ils sont mis au service de la formation morale par le recours à l'exemple : de là, ces recueils de « beaux traits », puis de « beautés » qui figurent au catalogue de libraires d'éducation comme Eymery ou Blanchard. Cette visée anthologique si répandue, qui n'est pas soumise à la citation littérale, mais adapte un extrait à la portée de son lecteur, rétablit au lieu du nouveau modèle de la lecture extensive, celui, traditionnel, de la lecture intensive, où tout est dit en un seul livre qu'il s'agit de lire et de relire, de recopier et d'apprendre par cœur. L'auteur, editor au sens anglais du terme, est celui qui lit beaucoup pour extraire un peu, et passe ainsi d'un système à l'autre. Grâce aux extraits moralisateurs, l'enfant n'est pas admis à gambader parmi les livres, il ne connaît que ce que l'auteur-éducateur l'autorise à retenir dans sa bibliothèque.
Dans la poésie plus encore que dans la prose, s'impose cette démarche anthologique. Les vers de J.-B. Rousseau cités offrent une belle métaphore de l'auteur de livres pour l'enfance qui assemble par sélection d'extraits et compose son œuvre par combinaison :
« Je vais jusqu'où je puis
Et semblable à l'abeille en nos jardins éclose
De différentes fleurs, j'assemble et je compose
Le miel que je produis »
L'écriture par extraits ne suffit pas à expliquer toute la littérature enfantine, mais, qu'elle soit directement utilisée (dans les anthologies de poésie, et dans les recueils entrecoupés de citations) ou qu'elle se borne à utiliser, comme l'écrit madame de Genlis, « non des extraits détaillés, mais les traits remarquables qui auront le plus frappé dans le cours des lectures habituelles », elle rend compte d'une très large fraction de cette littérature que désigne le terme de magasin. Ce mot très significatif que l’on doit à madame Leprince de Beaumont fera fortune dans la littérature enfantine, avant d'être adopté pour désigner la presse illustrée de modèle anglais dans le Magasin pittoresque de Charton créé en 1833, et finalement repris chez Hetzel, pour la presse illustrée pour enfants promue par le Magasin d'éducation et de récréation.
Cette conception de l'écriture à partir d'abrégés est proche de la rédaction journalistique, comme le suggère le terme magasin, au moment où l'un des rôles de l'écrivain-journaliste peut être celui du vulgarisateur qui est un auteur second comme l'écrivain pour enfants. Vers 1830, la définition romantique et individualiste de l'auteur contribue à faire évoluer cette conception qui est alors perçue par la négative, même lorsqu'un journal comme Le Voleur revendique dans son titre cette « écriture par les ciseaux », poussée jusqu'au pillage et à la contrefaçon. C'est alors que le journalisme comme la littérature enfantine commence à être perçu comme une paralittérature, ce qui n'avait pas été le cas jusque-là.

Mais la veine de la littérature enfantine dérive d'un modèle issu de l'écriture féminine, comme en témoignent autant la pratique féminine et enfantine des extraits et des abrégés, que celle de la littérature épistolaire, qui aurait aussi bien pu servir à cette démonstration. L'abondance des auteurs féminins en est aussi un symptôme, l'une des originalités du corpus de la littérature enfantine.

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Ségolène Le Men, « La Révolution française et les livres d'enfants »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

La pensée des Lumières et l'influence de Rousseau
Tous les types de livres qui composent traditionnellement la bibliothèque des enfants reçoivent l'empreinte de la nouvelle littérature enfantine qu'inspirent la pensée des Lumières et les idées pédagogiques de Rousseau. Outre qu'ils ont adapté pour l'enfance la pensée des Lumières, ces livres, en effet, supposent que l'éducation et la valeur morale ont plus d'importance que le rang de naissance, même si les enfants héros sont souvent nobles.
Tout se passe comme si ces livres étaient parus à point nommé pour préparer les rejetons de l'aristocratie aux bouleversements de leur condition et à l'avènement de la monarchie bourgeoise. Madame de Genlis, gouverneur de Louis-Philippe, écrivait en juin 1793 à propos du jeune homme: « il a tout perdu de ce qu'il devait au hasard de sa naissance, il ne lui reste plus que ce qu'il tient de sa nature et de moi ». Elle voulait aussi préparer les femmes à « remplacer un citoyen, c'est-à-dire devenir citoyen soi-même ». Elle emmena ses élèves le 13 août 89 à la Bastille, suivit la mode tricolore, encouragea Louis-Philippe à se conduire en prince démocrate et à entrer au Club des Jacobins contre l'avis de sa propre mère en 1790.

Figures de l'enfance
La Révolution a aussi créé ses propres livres d'enfant, surtout dans le domaine du manuel, comme il y eut, sous l'Empire et la Restauration, des livres pour enfants nostalgiques de l'Ancien Régime. Pendant la période révolutionnaire, l'enfance est un terme équivoque : d'un côté, c'est une idée neuve prise en considération par la pensée pédagogique des Lumières, un enjeu mythique qui engage l'avenir de la nation : et il faudrait faire le décompte, à côté des scènes néo-classiques du lit de mort, des peintures centrées sur l'enfance ! Les figures de l'enfance et de la mort se font pendant dans les manuels officiels de la Révolution. De l'autre, l'enfance représente, face aux bouleversements révolutionnaires, un refuge, comme la nature et la vie familiale. Pour autant que les auteurs parlent des circonstances dans lesquelles ils ont écrit pendant la Révolution et sous l'Empire, c'est toujours pour dire qu'ils cherchent à oublier ce qu'ils sont en train de vivre. De là, ce désengagement qui pourrait surprendre en de tels moments.

Quels savoirs ?
Quant aux livres pour l'enfance issus de la Révolution, ce sont surtout ceux qui ont trait aux rudiments et aux matières scolaires, car l'école nationale a rendu nécessaire le manuel, comme le prouve le concours de l'an II. L'enjeu principal est celui des livres de rudiments, destinés à la petite enfance, cire molle dans laquelle se gravent pour toujours les préceptes. Tout le poids de l'éducation religieuse venant de son contrôle de cet enseignement, la Révolution voulut s'emparer d'un si formidable outil : civilités, abécédaires et catéchismes maintiennent leur présentation de toujours, mais pour propager la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ou la Constitution, au lieu du Pater. Ces gravures, héritées de l'iconographie post-tridentine, sont remisées pour laisser place à de petits livres sans image ou ornés de quelques figures tirées de l'emblématique révolutionnaire. L'abécédaire était surnommé Croix Depardieu, depuis l'époque de Molière au moins, à cause de la croix placée en tête de la table d'alphabet, pour représenter le signe de croix qui précède la leçon or, cette petite croix de Malte est remplacée par un bonnet phrygien !
Dans les arithmétiques et les géographies, ce sont les nouveaux savoirs qui impliquent un remaniement du manuel amené à prendre en compte le calendrier révolutionnaire, la réforme des poids et mesures ou la nouvelle organisation de la France administrative et territoriale. L'enseignement de l'histoire évolue d'une manière plus idéologique.

La bibliothèque des enfants
Dans l'ensemble des livres qui composent la bibliothèque des enfants de 1750 à 1830, ceux de la Révolution forment un chapitre à part, qui procède surtout de l'inversion des ouvrages empreints d'un message religieux ou idéologique, et qui n'a pas fait obstacle à l'expansion des nouvelles formes admises. L'emprise des idées de Rousseau, qui se déclarait pourtant hostile aux livres de l'âge de nature, y est immense. Curieusement, les grands principes de la littérature enfantine se retrouvent presque tous dans le passage des Confessions qu'il avait consacré à ses premières lectures : l'importance de la formation morale et de l'éveil du goût de la lecture chez l'enfant, qui s'identifie au héros du livre, et lit en compagnie de l'adulte. Seuls diffèrent la position respective de l'enfant, Jean-Jacques, et de l'adulte, son père, puisqu'aucun n'est en position de maître ou d'élève, et les livres de la bibliothèque eux-mêmes qui sont, suivant l'un des schémas anciens, ceux de la bibliothèque familiale. L'enfant découvre celle-ci sans restriction et subit une véritable initiation en passant du romanesque maternel au civisme républicain à l'antique de son aïeul, mémoire mythique qui annonce celle de la « république romaine » du citoyen Mvris.
Au contraire, la « bibliothèque des enfants », définie par les auteurs et libraires-éducateurs, reste une bibliothèque d'accès indirect, dont l'écriture est faite d'extraits choisis et dont certaines lectures, comme celle des romans qui amollissent les mœurs, sont proscrites. La baronne d'Almane tient un peu de Barbe-Bleue, lorsqu'elle explique à Adèle qu'elle a mis sous clé une partie de sa bibliothèque pour l'empêcher d'y avoir accès ! En grandissant, l'enfant conquiert peu à peu la maîtrise de ses propres lectures, sous le contrôle de l'adulte.

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Isabelle Havelange, « Qu'est-ce qu'un auteur féminin pour la jeunesse entre 1750 et 1850 ? »

D’après « Les auteurs féminins », dans Le Magasin des enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988.

À côté des pionnières (madame Leprince de Beaumont, madame d’Epinay, madame de Genlis), s’alignent bientôt des femmes appartenant aux divers échelons de la bourgeoisie, allant de l’épouse de magistrat, d’officier, de professeur ou de « docteur de la Faculté de Paris », jusqu’à celle de simple maîtresse d’école ou d’artiste. Qui sont-elles, toutes les autres dont on ignore la position et qui choisissent de s’adresser aux filles ? On les imagine d’une honnête bourgeoisie au moins, assez instruites pour se préoccuper à leur tour d’éducation et assez dégagées des contraintes matérielles pour se livrer à la littérature, ou recherchant peut-être au contraire dans l’écriture une source de revenus. Les renseignements sur la profession de ces auteurs féminins, outre les travaux de plume, indiquent une activité liée en majorité au monde de l’éducation. Elles peuvent alors être : gouvernantes, institutrices ou maîtresses de pension.
Le titre de femme de lettres, reconnu naguère à quelques rares – et marginales – privilégiées est revendiqué par une population de plus en plus large et diversifiée. Souci réel du problème pédagogique plus que jamais à l’ordre du jour ou utilisation de cet alibi pour prendre la plume et sortir de l’anonymat ?
Préoccupation éducative ou ambition littéraire, l’écriture revêt pour certaines et, de manière avouée, une fonction lucrative. En 1795, le décret de la Convention concernant quelques gens de lettres octroie une pension à certaines d’entre elles, reconnaissant implicitement par là même, la possibilité pour une femme de vivre de son métier d’auteur.
Le métier de femme de lettres, cependant, reste sujet à suspicion : il ne fait pas partie de ces activités que bientôt les auteurs eux-mêmes recommandent aux jeunes filles en difficulté. La plupart d’entre eux, lorsqu’ils abordent la question, y voient trop de danger d’orgueil, trop de péril à sortir de la situation d’ombre où se doit de rester toute femme « convenable ». Parmi les détracteurs, se trouvent des hommes aussi bien que des femmes, malgré l’évidente ambiguïté, pour ces dernières, de cette prise de position. Ils sont quelques-uns seulement à encourager la carrière littéraire pour les femmes.
Au-delà de ce débat, la demande se fait de plus en plus pressante d’une littérature d’éducation à l’usage des filles. Auteurs masculins et féminins répondent à cet appel. Les auteurs féminins, malgré la pression sociale, se font de plus en plus nombreux, qu’il s’agisse d’institutrices, de gouvernantes ou simplement de mères de familles. Il semble bien s’agir d’un genre investi progressivement par l’écriture féminine. De 1820 à 1830, on compte 33 œuvres féminines écrites spécifiquement pour les demoiselles, contre 15 masculines seulement.

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