Les Contemplations

© Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet
Fracta juventus ou « Le burg à l’ange »
C’est en 1843 qu’en rentrant de voyage, Victor Hugo apprend la mort brutale et accidentelle de sa fille Léopoldine, toute jeune mariée et alors âgée de 19 ans. Elle et son époux, Charles Vacquerie, accompagnés de l’oncle et du cousin de ce dernier, périssent noyés dans la Seine, suite au naufrage de leur canot entre Caudebec et Villequier. Cette mort prématurée aura une très grande influence sur l’œuvre et la personnalité de Victor Hugo, et marque une césure entre l’ « Autrefois » et l’ « Aujourd’hui » des Contemplations et de l’œuvre entière. Le voyage de 1843 met alors un terme aux voyages annuels du poète.
Ce dessin a été exécuté en 1863 et commémore le 20e anniversaire de la mort de Léopoldine dont le portrait apparaît dans un halo. Des tonalités que l’on trouve rarement dans les dessins de Victor Hugo apparaissent, ainsi cette touche de mauve, autour de l’ovale où figure le portrait de Léopoldine, comme si Victor Hugo avait voulu rappeler la tenue qu’elle portait le jour de sa mort ; celle-ci était vêtue d’une robe mauve.
© Maisons de Victor Hugo / Roger-Viollet
Les Contemplations ou les Mémoires d’une âme

Les Contemplations
Rompant un silence de vingt-six ans, le poète lyrique publie Les Contemplations le 23 avril 1856. Le recueil se compose de deux livres symétriques dans leur architecture : trois livres de part et d’autre, couvrant chacun treize années, 1830-1843 pour Autrefois, où le poète rappelle sa jeunesse, ses enfants, ses combats littéraires et dénonce les maux qui frappent la société ; 1843-1856 pour Aujourd’hui où il évoque l’épreuve de la mort de Léopoldine, l’exil, l’espoir et l’angoisse qui l’étreignent tout à tour.
Bibliothèque nationale de France
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Demain, dès l'aube
Après les Châtiments, recueil engagé à caractère épique, scandé par de violentes invectives contre le nouveau pouvoir en place, le proscrit revient au genre lyrique pour méditer sur les effets de son isolement forcé. L’exil apparaît ainsi dans les Contemplations comme une seconde expérience de mort.
Le poëte a saigné le sang qui sort du drame ;
Tous ces êtres qu'il fait l'étreignent de leurs noeuds ;
Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux
En outre, à partir de 1853, la pratique du spiritisme oriente plus résolument l’activité contemplative du poète dans une direction à la fois métaphysique et mystique. Le vécu individuel y trouve un dépassement et apaisement dans l’espoir retrouvé d’un contact possible avec la sphère surnaturelle. Le poète se définit alors comme un « mage », approfondissant de la sorte jusqu’à « l’infini » la fonction de guide qu’il se donnait déjà dans ses recueils des années 1830.
De l’expérience vécue à sa mise en forme littéraire
Les Contemplations dessinent une vaste trajectoire. Elles s’ouvrent sur les illusions et l’insouciance souriante associées à la jeunesse (livres I : « Aurore » et II : « L’âme en fleur »), se poursuivent par les luttes de la première maturité (livre III : « Les luttes et les rêves »), puis atteignent la souffrance du deuil et le doute (livre IV : « Paucæ meæ »), avant d’amorcer le retour progressif à une foi entièrement renouvelée (livres V : « En marche » et VI : « Au bord de l’infini »). Ce parcours linéaire se construit autour d’une fracture fondamentale, celle de la mort de Léopoldine, qui scinde l’œuvre en deux parties. Tout ce qui précède cet événement délimite une période présentée comme révolue, selon le titre du premier tome : « Autrefois, 1830-1843 », qui regroupe les trois premiers livres. L’époque qui émerge peu à peu après la catastrophe est celle d’ « Aujourd’hui, 1843-1856 », qui comprend symétriquement les trois derniers livres. La rupture est matérialisée dans le recueil par une page mentionnant la date du 4 septembre 1843, suivie d’une ligne de points, entre les deuxième et troisième pièces du livre IV. Après l’arrêt brutal marqué par ce livre du deuil, c’est pourtant un second départ qui s’opère au livre V, livre de l’exil, dans lequel le poète revient sur ses positions antérieures à nouveaux frais.

Les Contemplations
Dans la préface, Victor Hugo disait des deux livres qui composent Les Contemplations : "Un abîme les sépare : le tombeau. A l’intérieur du premier livre. En réalité Victor Hugo a introduit une seconde coupure à l’intérieur du livre Aujourd’hui : ce feuillet intitulé "4 7bre 1843", date de la mort de Léopoldine. On y voit deux lignes de pointillés qui symbolisent peut-être le long silence du poète de 1843 à l’exil.
Bibliothèque nationale de France
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Les Contemplations. Autrefois, tome I
Rompant un silence de vingt-six ans, le poète lyrique publie Les Contemplations le 23 avril 1856. Le recueil se compose de deux livres symétriques dans leur architecture : trois livres de part et d’autre, couvrant chacun treize années, 1830-1843 pour Autrefois, où le poète rappelle sa jeunesse, ses enfants, ses combats littéraires et dénonce les maux qui frappent la société ; 1843-1856 pour Aujourd’hui où il évoque l’épreuve de la mort de Léopoldine, l’exil, l’espoir et l’angoisse qui l’étreignent tout à tour.
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Cette structuration, qui joue conjointement d’effets de progression, de rupture et de clôture, est complexifiée en outre par de nombreux échos d’un livre à l’autre, ou d’un poème à un autre. C’est ainsi que « Aurore » (livre I), en dépit de sa dimension bucolique, comprend déjà plusieurs pièces dans lesquelles le poète revendique des partis pris à la fois esthétiques, politiques et idéologiques (VII, VIII, XIII, XXVI), préparant en particulier les plaidoyers et réquisitoires du livre III (II, XVI). De la même manière, le défi lancé à l’univers dans « Ibo » (livre VI, II), loin de la résignation adoptée pourtant par le sujet lyrique dès la fin de « Paucæ meæ » (livre IV), rappelle l’attitude confiante, voire conquérante présente dans les premiers livres. Du reste, même si le « Je » revient ensuite à une posture plus soumise, « Au bord de l’infini » (livre VI) consacre son statut d’élu divin en faisant de lui le destinataire de la longue révélation prononcée par la « bouche d’ombre » (XXVI).
Je rêvais dans un grand cimetière désert ;
De mon âme et des morts j'écoutais le concert
Le recueil apparaît dès lors comme un réseau complexe dont les éléments sont sans cesse repris, modifiés, intégrés dans des contextes nouveaux. Cette plasticité rend très sensible l’itinéraire suivi par l’œuvre, en mettant au jour les transformations qui travaillent le sujet lyrique.
Le lyrisme romantique devant l’infini
La richesse foisonnante des Contemplations a suscité cependant des réactions contrastées, dès la parution du recueil, même si l’intérêt du public est indéniable. La démesure de l’œuvre, en particulier, attire les foudres des détracteurs qui y voient une transgression généralisée. Dans son compte rendu de juin 1856, Barbey d’Aurevilly s’en prend à l’ « horrible fatras incohérent et furieux » que représentent pour lui les deux derniers livres. Il incrimine plus précisément l’écriture hugolienne, accusant entre autres l’auteur d’ « accouple[r] les substantifs, ce qui est le péché contre nature dans la langue ». Selon lui, « l’artiste périt défiguré, enflé, énorme ». De fait, le recueil procède bien d’un projet totalisant, comme le revendique du reste le poète dans sa Préface. Il mène par là jusqu’à son terme l’ambition toute romantique d’une poésie qui se ferait écriture du monde, à la fois par l’extension des sujets abordés et par les moyens mis en œuvre.
Va-t'en, bourreau ! va t'en, juge ! fuyez, démons !
Je suis l'arbre des bois, je suis l'arbre des monts ;
Je porte les fruits mûrs, j'abrite les pervenches ;
Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches !
L’étendue embrassée par le contemplateur est ainsi rendue dans toute sa diversité par une multiplicité, voire un entremêlement de formes, de registres et de tons, autre grief d’une partie de la critique teintée de conservatisme. Gustave Planche condamne en effet le principe même, si hugolien, de l’alliance des contraires : « S’il est parfois utile, souvent nécessaire, de passer du ton grave au ton familier, la Divine Comédie et Pantagruel ne pourront jamais inspirer une composition harmonieuse. Dante et Rabelais n’appartiennent pas à la même famille, et toutes les fois qu’on essaiera de les concilier, on ne produira que des œuvres bizarres, sans grandeur et sans gaieté. » Les déclarations esthétiques formulées par le poète dans ses pièces polémiques prouvent dès lors leur actualité, plus de vingt-cinq ans après l’apogée du romantisme.

Château dans les arbres
Dans ce poème des Contemplations, Victor Hugo se peint dans la position de celui qui contemple, capable d’embrasser aussi bien la vie minuscule que l’immensité de la nature, œuvre de Dieu.
« Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme !
Au gré des envieux, la foule loue et blâme ;
Vous me connaissez, vous ! — vous m’avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d’eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m’occupent tout un jour.
La contemplation m’emplit le cœur d’amour.
Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
Avec ces mots que dit l’esprit à la nature,
Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre en même temps,
Pensif, le front baissé, l’œil dans l’herbe profonde,
L’étude d’un atome et l’étude du monde.
Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme et chercher Dieu ! »
Victor Hugo, Les Contemplations, « Aux arbres », T. 1, III, XXIV.
> Texte intégral dans Gallica : Paris, W. Gerhard, 1856.
© Collection particulière
© Collection particulière

Le Rocher de l’Ermitage dans un paysage imaginaire
Ce véritable collage pictural a été composé à partir des deux découpages présentés dans cette vitrine auxquels s’est ajouté, au premier plan, le profil d’éléments architecturaux médiévaux, peut-être inspirés par le château Sainte-Elizabeth.
Pour Hugo, le monde, reflet « compliqué de l’ombre », penche plutôt du côté des ténèbres, non pas des ténèbres opaques mais de celles où surgissent les ombres, où les contours se dessinent, apparaît la lumière et s’amorce la vie.
« Les formes de la nuit vont et viennent dans l’ombre
Et nous, pâles, nous contemplons…
Nous regardons trembler l’ombre indéterminée. »
Victor Hugo, Les Contemplations, VI, XIV, T. 2.
>Texte intégral dans Gallica : Paris, W. Gerhard, 1856.
Bibliothèque nationale de France
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Mais au-delà de ces caractéristiques, la dimension métapoétique de nombreuses pièces de l’œuvre porte une interrogation sur la parole poétique, sa source et son objet. Les Contemplations sont aussi le lieu d’une reconquête de sa voix par le poète, après le silence du deuil et la menace de l’effacement derrière les interventions obscures des entités surnaturelles – entendues selon Hugo lors de ses séances de spiritisme. Le recueil constitue une preuve éclatante de cette maîtrise retrouvée, en donnant une forme poétique au contenu du mystère, et en s’érigeant en intermédiaire auprès des hommes.

Ce que dit la bouche d'ombre
C’est que, selon Baudelaire dans un article de 1861, « [l]e vers de Victor Hugo sait traduire pour l’âme humaine non seulement les plaisirs les plus directs qu’elle tire de la nature visible, mais encore les sensations les plus fugitives, les plus compliquées, les plus morales […] qui nous sont transmises par l’être visible, par la nature inanimée, ou dite inanimée ». Ce réinvestissement de sa voix par le poète s’accompagne d’une nouvelle vision de la poésie et de l’univers, ou plutôt de l’univers comme « poëme » divin que le discours poétique se donne pour mission de révéler en tant que tel, et désormais dans sa totalité.

Les Contemplations
Rompant un silence de vingt-six ans, le poète lyrique publie Les Contemplations le 23 avril 1856. Le recueil se compose de deux livres symétriques dans leur architecture : trois livres de part et d’autre, couvrant chacun treize années, 1830-1843 pour Autrefois, où le poète rappelle sa jeunesse, ses enfants, ses combats littéraires et dénonce les maux qui frappent la société ; 1843-1856 pour Aujourd’hui où il évoque l’épreuve de la mort de Léopoldine, l’exil, l’espoir et l’angoisse qui l’étreignent tout à tour.
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Poème « Dolor »
Cette page du manuscrit des Contemplations illustre la technique de la dilatation, par insertions successives, d’un poème que Victor Hugo avait pu croire terminé. La première version « définitive » occupe la colonne de droite. Le texte s’est enrichi par étapes, matérialisées par des accolades, puis a été recopié sur un autre feuillet, avec des additions supplémentaires.
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Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).
Lien permanent
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