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La Vie de Marianne

Marivaux
La Vie de Marianne
La Vie de Marianne

Bibliothèque nationale de France/Montpellier Méditerranée Métropole

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Marivaux mérite d'être aussi célèbre comme romancier que comme dramaturge. Ses romans furent passionnément lus, discutés, imités en France et à l'étranger jusqu'à la fin du 18e siècle. La Vie de Marianne se présente sous la forme de mémoires, souvent galants, rédigés à l’intention d’une amie, auxquels la narratrice joint des réflexions sur le sens de la vie.

Marivaux romancier

Dans les premiers, écrits de 1711 à 1715 (Les Effets surprenants de la sympathie, La Voiture embourbée, Pharsamon, Le Télémaque travesti), il variait habilement la structure de ses récits pour saisir le réel à travers les fantaisies de l'imaginaire et il explorait les ambiguïtés du sentiment entre l'illusion et la vérité. Des deux romans de sa maturité, Le Paysan parvenu fut écrit assez vite (ses cinq parties parurent entre mars 1734 et avril 1735), mais la rédaction de La Vie de Marianne s'étendit sur une quinzaine d'années de 1728 à 1742, avec des délais inégaux dans la publication des onze parties. L'auteur a prêté son irrégularité à Marianne rédactrice, qui raconte sa vie dans des lettres à une amie. Les deux romans décrivent les expériences humiliantes ou exaltantes par lesquelles ont dû passer les trois héros pour naître à eux-mêmes et se faire reconnaître dans un monde dont ils étaient exclus : dans l'un, la jeune Marianne, orpheline de naissance inconnue et la religieuse Tervire (dont l'histoire occupe les derniers livres du roman), et, dans l'autre, le petit paysan Jacob. Les trois récits, faits à la première personne, sont parallèles et tous trois sont inachevés : le lecteur doit ignorer comment Jacob est devenu riche, si Marianne a trouvé une famille et si sa famille était noble, qui elle a épousé, et pourquoi Tervire s'est faite religieuse. Ce secret gardé sur leur âge adulte fonde la nostalgie de leur adolescence et leur désir de la raconter.

Portrait de Marivaux
Portrait de Marivaux |

Bibliothèque nationale de France

La Vie de Marianne a fait époque dans l'histoire du genre romanesque. Marianne représente l'individu moderne qui réclame le droit d'être authentiquement lui-même. Elle analyse et commente tous les mouvements intérieurs qu'avait éprouvés son âme de jeune fille. Le ton de son récit, lucide et pathétique, sincère et adroit, de ses réflexions et de son dialogue avec sa correspondante frappa les contemporains et fut copié par maint romancier.

La démonstration Marianne

Comme sa genèse, étalée sur plus de dix ans, la vraisemblance de La Vie de Marianne est aussi invraisemblable que la plus éhontée féerie de bandes dessinées, les métamorphoses psychologiques de Valville aussi rocambolesques que les épisodes des romans de chevalerie.

Mais, lecture faisant, nous en apprenons sur l'état de non-droit de la femme comme sujet social, et l'insistance de Marivaux sur le statut de minorité de la femme fait de ce roman un extraordinaire document sur la réalité civile pré-89. Marivaux conduit Marianne à la majorité. Plus encore il est le Pygmalion d'une Galatée moderne : il la changera en « princesse » par le langage ; en lui apprenant l’art de la conversation, qu'elle découvre d'abord avec admiration, il la fait entrer dans la société française.

Dans le roman, Marivaux, confondu et non confondu avec la narratrice, Marianne, accomplit la prouesse psychologique et littéraire de faire une autoscopie constitutive du moi, ce qui nous vaut de raffinements d'analyse et de « style naturel » délectable pour purger de la vanité.

La Vie de Marianne
La Vie de Marianne |

Bibliothèque nationale de France

Les héros de Marivaux seraient des êtres qui ne seraient pas coupables de la faute qui rend les hommes coupables ? Dans le texte même il n'y a rien à faire pour sortir de cette contradiction, et il y a autant de passages où Marianne avoue sa vanité, son inlassable surveillance de sa propre image, que de passages protestant de son innocence, de sa simplicité et la ruinant donc. La duplicité n'est pas facultative : les héros sont infestés du même mal que les fourbes ou que les gens ordinaires, et Marivaux devra bien dénoncer la sincérité. La préférence de soi, l'anxiété de notre figure en l'autre, la vanité (ou ce que Sartre analysera deux siècles plus tard comme « mauvaise foi ») nous fait être.

La confusion de l'auteur et du narrateur est déniée, et donc consolidée, dans la préface obligatoire où l'auteur se soustrait en déclarant qu'il  rencontré » un manuscrit. Ce dispositif infeste la pureté (ou non-mauvaise foi) du héros. À un personnage manié à la troisième personne, le narrateur pourrait tenter de nous faire croire, comme à une qualité objective simplement décrite, à une sorte de non­-subjectivité du sujet. Mais Marianne est trop sa propre intime pour ne pas désavouer, aveu faisant, la simplicité de son infériorité fictive. Marianne, pour être victime et indemne de son initiation, pour qu'elle traverse le monde en héroïne accablée et victorieuse, il faut qu'en quelque façon elle soit dupe d'elle ; que son autodicée, cette étrange auto-prosopopée, soit à la fois témoignage de l'innocence manipulée et le plus rusé plaidoyer pro domo, le plus satisfait des autoportraits (et le lecteur oublie et n'oublie pas que ce n'est pas elle qui tient la plume). Imagine-t-on L'Odyssée écrite à la première personne par un Ulysse mémorialiste qui repasserait toutes ses aventures au compte de sa bonne foi ? L'œil d'une héroïne peut ignorer ses œillades au présent de l'action et sa main droite ce que fait sa main gauche pendant l'action, mais la plume à la main qui réfléchit, rapportant  le passé, ne devrait pas le pouvoir.

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

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