Gérard de Nerval, entre rêve et folie

Bibliothèque nationale de France
Portrait de Gérard de Nerval
Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval, a grandi à Mortefontaine, dans la maison de son grand-oncle maternel, Antoine Boucher. Son père est médecin de la Grande-Armée napoléonienne. Sa mère, qui a suivi son mari, meurt en Silésie deux ans après sa naissance. En 1820, Nerval devient externe libre au collège Charlemagne à Paris. Il a pour condisciples Théophile Gautier, Duponchel et Noilly. Comme beaucoup de lycéens de son temps, il devient vite un habile versificateur. Mais ses premières œuvres, souvent publiées sous pseudonyme, sont peu connues. Il commence à se faire remarquer en fréquentant les cénacles romantiques — il participe à la bataille d’Hernani en 1830 — et en traduisant de l’allemand Goethe, Schiller, Klopstock et Bürger.
Comme la plupart des romantiques, Nerval est un grand voyageur : il visite l’Italie, la Belgique, la Hollande, l’Allemagne, Vienne et l’Orient. Ses voyages ont profondément imprégné son œuvre : Léo Burckart, Les Amours de Vienne, La Pandora, Lorely, Les Filles du feu, Aurélia. Pour gagner sa vie, Nerval a également écrit des articles de critique littéraire et dramatique, des pièces de théâtre, des contes et des nouvelles. Sa première crise nerveuse en 1841 marque un tournant dans sa vie. En 1855, il se suicide rue de la Vieille-Lanterne à Paris. C’est pendant ces dernières années, qu’il a composé ses œuvres majeures : Les Filles du feu, les Chimères et Aurélia.
Ami de toujours de Félix Nadar, Gérard de Nerval pose devant l’objectif d’Adrien Tournachon à l’époque où il travaillait encore avec son frère. La bonté et la douceur du visage du poète sont poignantes, surtout que le portrait a été réalisé quelques jours à peine avant son suicide.
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Une origine indexée à l’Allemagne et au Valois
Né en 1808 d’un père médecin militaire de la Grande Armée, Gérard Labrunie est très vite confié à un grand-oncle installé dans le Valois. Son père doit en effet accomplir son service en Allemagne et en Autriche où sa femme l’accompagne. Elle meurt en Silésie deux ans plus tard alors que le très jeune Gérard l’a à peine connue. Cet événement marque fortement son œuvre, qui n’a de cesse de revenir sur une origine mystérieuse bien souvent teintée de germanisme. Sa première publication importante est une traduction du premier Faust de Goethe en 1827. Jusqu’à la fin des années 1840, plusieurs traductions de l’allemand jalonnent sa production, avec une prédilection pour la poésie qui fait de lui l’introducteur réel de l’œuvre poétique de Heinrich Heine en 1848.

Ruines de l’abbaye de La Victoire
« Chaque fois que ma pensée se reporte aux souvenirs de cette province du Valois, je me rappelle avec ravissement les chants et les récits qui ont bercé mon enfance. La maison de mon oncle était toute pleine de voix mélodieuses, et celles des servantes qui nous avaient suivis à Paris chantaient tout le jour les ballades joyeuses de leur jeunesse, dont malheureusement je ne puis citer les airs. J’en ai donné ailleurs quelques fragments. Aujourd’hui, je ne puis arriver à les compléter, car tout cela est profondément oublié ; le secret en est demeuré dans la tombe des aïeules. Avant d’écrire, chaque peuple a chanté ; toute peine s’inspire à ces sources naïves, et l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, citent chacune avec orgueil leur romancero national. Pourquoi la France n’a-t-elle pas le sien ? On publie aujourd’hui les chansons patoises de Bretagne et d’Aquitaine, mais aucun chant des vieilles provinces où s’est toujours parlée la vraie langue française ne nous sera conservé. Je crains encore que le travail qui se prépare ne soit fait purement au point de vue historique et scientifique. Nous aurons des ballades franques, normandes, des chants de guerre, des lais et des virelais, des guerz bretons, des noëls bourguignons et picards... Mais songera-t-on à recueillir ces chants de la vieille France, dont je cite ici des fragments épars, et qui n’ont jamais été complétés ni réunis ? C’est qu’on n’a jamais voulu admettre dans les livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie et de la syntaxe ; la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est bien la nôtre, à quelques élisions près, avec des tournures douteuses, des mots hasardés, des terminaisons et des liaisons de fantaisie ; mais elle porte un cachet d’ignorance qui révolte l’homme du monde bien plus que ne fait le patois. »
Gérard de Nerval, « Chansons et légendes du Valois », Les Filles du feu, 1854.
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Méphistophélès dans les airs
Dès le frontispice, Delacroix met l’ouvrage moins sous le signe de Faust que sous celui de Méphistophélès, omniprésent dans ses illustrations. Le Malin survole ici la ville, alors qu’il vient de parier avec le Seigneur qu’il gagnera l’âme de Faust. Méphisto est représenté dans les airs, entre le Ciel et la terre où il revient pour engager la lutte.
Texte de Goethe traduit par Gérard de Nerval
Le Seigneur : Connais-tu Faust ?
Méphistophélès : Le docteur ?
Le Seigneur : Mon serviteur.
Méphistophélès : Sans doute. Celui-là vous sert d'une manière étrange. Chez ce fou rien de terrestre, pas même le boire et le manger. Toujours son esprit chevauche dans les espaces, et lui-même se rend compte à moitié de sa folie. Il demande au ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes, mais rien de loin ni de près ne suffit à calmer la tempête de ses désirs.
Le Seigneur : Il me cherche ardemment dans l'obscurité, et je veux bientôt le conduire à la lumière. Dans l'arbuste qui verdit, le jardinier distingue déjà les fleurs et les fruits qui se développeront dans la saison suivante.
Méphistophélès : Voulez-vous gager que celui-là, vous le perdrez encore ? Mais laissez-moi le choix des moyens pour l'entraîner doucement dans mes voies.
Le Seigneur : Aussi longtemps qu'il vivra sur la terre, il t'est permis de l'induire en tentation. Tout homme qui marche peut s'égarer.
Méphistophélès : Je vous remercie. J'aime avoir affaire aux vivants. J'aime les joues pleines et fraîches. Je suis comme le chat, qui ne se soucie guère des souris mortes.
Le Seigneur : C'est bien, je le permets. Ecarte cet esprit de sa source, et conduis-le dans ton chemin, si tu peux ; mais sois confondu, s'il te faut reconnaître qu'un homme de bien, dans la tendance confuse de sa raison, sait distinguer et suivre la voie étroite du Seigneur.
Méphistophélès : Il ne la suivra pas longtemps, et ma gageure n'a rien à craindre. Si je réussis, vous me permettrez bien d'en triompher à loisir. Je veux qu'il mange la poussière avec délices, comme le serpent mon cousin.
Le Seigneur : Tu pourras toujours te présenter ici librement. Je n'ai jamais haï tes pareils. Entre les esprits qui nient, l'esprit de ruse et de malice me déplaît le moins de tous. L'activité de l'homme se relâche trop souvent ; il est enclin à la paresse, et j'aime à lui voir n compagnon actif, inquiet, et qui même peut créer au besoin comme le diable. Mais vous, les vrais enfants du ciel, réjouissez-vous dans la beauté vivante où vous nagez ; que la puissance qui vit et qui opère éternellement vous retienne dans les douces barrières de l'amour, et sachez affermir dans vos pensées durables les tableaux vagues et changeants de la création. (Le ciel se ferme, les archanges se séparent.)
Méphistophélès : J'aime à visiter de temps en temps le vieux Seigneur, et je me garde de rompre avec lui. C'est fort bien, de la part d'un aussi grand personnage, de lui parler lui-même au diable avec tant de bonhomie.
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Rattaché à cette fascination pour l’origine, son intérêt pour les chansons populaires, en particulier celles du Valois de son enfance, apparaît dès les années 1830. Le pseudonyme de « Nerval », attesté pour la première fois en 1836, est le nom d’un site de cette région. Cette attirance donne lieu à un essai de 1842 repris plusieurs fois jusqu’en 1854, où il est intégré aux Filles du feu. Sa propre production poétique en porte elle aussi la marque. Les poèmes rassemblés plus tard sous le titre Odelettes (1853) se distinguent du lyrisme contemporain par leur plus grande simplicité et leur proximité avec la musicalité de la chanson traditionnelle.
Nerval en son temps : cercles artistiques et activités journalistiques
Au cours de la période romantique, Nerval est un habitué des cercles artistiques et collabore à divers journaux et revues. Il participe ainsi en 1830 à la bataille d’Hernani et fréquente entre autres le « Petit Cénacle » qui réunit les romantiques marginaux. Il retrouve de fait chez ces derniers un goût prononcé pour le macabre et le mystère, autres nouveautés apportées par la littérature allemande (mais aussi anglaise), et que l’on retrouve dans ses Contes et facéties (1852). Mais ce sont ses travaux journalistiques qui l’occupent le plus. L’héritage dont il bénéficie en 1834 lui permet en effet de créer Le Monde dramatique, revue qui fait cependant rapidement faillite et l’oblige à multiplier les articles de presse pour vivre.

Théophile Gautier (1811-1872)
Jeune disciple du romantisme, théoricien de l’art pour l’art, maître du mouvement poétique parnassien, conteur, mais aussi critique d’art, Théophile Gautier est un écrivain protéiforme.
Il entre dans l’arène littéraire en pleine effervescence romantique, fréquente différents cénacles et participe à la claque en faveur d’Hernani lors de la première à la Comédie-Française en février 1830. Il publie son premier recueil Poésies (1830), des nouvelles (La Cafetière, 1831), un roman satirique Les Jeunes France (1833)… C’est l’époque de la bohème. De 1834 à 1836, il vit dans le quartier du Vieux-Louvre avec des amis artistes — les écrivains Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, le peintre Camille Rogier — et des grisettes. On les appelle le groupe du Doyenné.
En 1835, dans la préface de Mademoiselle de Maupin, Gautier pose les fondements de l’art pour l’art : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid ; car c’est l’expression de quelque besoin ; et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. » Son recueil de poèmes, Émaux et Camées (1852), est l’emblème de cette doctrine et signe l’acte de naissance de la poésie parnassienne.
Le poète exigeant est aussi un admirable conteur, dont les romans sont devenus des indémodables de la littérature jeunesse (le Roman de la momie, le Capitaine Fracasse). Pour vivre, Théophile Gautier écrit pour les journaux des comptes rendus de théâtre et des critiques d’art (dans la Chronique de Paris, la Presse). Enfin, il ne faut pas oublier ses récits de voyage en Belgique, en Espagne, en Italie, ou encore en Algérie…
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Le quartier du Doyenné
Dans les années 1830 commence un premier mode de vie « bohème » dans le quartier du Doyenné, autour du peintre Camille Rogier et de Gérard Labrunie (Nerval), bientôt rejoints par Arsène Houssaye et Théophile Gautier. C’est un moment de grande liberté créative et de fraternité entre les écrivains et les peintres. Ce quartier qui se trouve à l’intérieur du Louvre, place du Carrousel, sera rasé en 1850. En 1853, Nerval évoque cette époque dans son ouvrage les Petits Châteaux de Bohème. Rétrospectivement, il reconsidère ce moment comme précurseur dans l’histoire de la bohème littéraire lorsqu’il publie en 1855 son livre La Bohème galante.
« Premier château : La rue du Doyenné.
C’était dans notre logement commun de la rue du Doyenné, que nous nous étions reconnus frères – Arcades ambo – dans un coin du vieux Louvre des Médicis – bien près de l’endroit où exista l’ancien hôtel de Rambouillet. Le vieux salon du doyen, aux quatre portes à deux battants, au plafond historié de rocailles et de guivres – restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons des Cydalises. Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d’une échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un Neptune – qui lui ressemblait ! Puis, les deux battants d’une porte s’ouvraient avec fracas : c’était Théophile. On s’empressait de lui offrir un fauteuil Loui XIII, et il lisait, à son tour, ses premiers vers, – pendant que Cydalise Ire, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l’immense salon. […] Nous étions jeunes, toujours gais, souvent riches... Mais je viens de faire vibrer la corde sombre : notre palais est rasé. »
Gérard de Nerval, Petits Châteaux de Bohème, 1853.
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Le milieu des années 1830 correspond aussi aux soirées insouciantes de la bohème du Doyenné, en compagnie notamment de Théophile Gautier et d’Arsène Houssaye. Ceux-ci joueront un rôle de premier plan dans la construction de son image publique après sa mort. En 1853, Nerval lui-même revient sur cette période avec une certaine nostalgie dans l’œuvre à caractère autobiographique que constituent les Petits Châteaux de Bohême.
Le tournant de 1841 : vers la folie mystique
L’année 1841 marque un tournant dans la vie de Nerval, avec la première crise de folie qui le mène à la clinique du Docteur Esprit Blanche. C’est à cette époque que sont écrits plusieurs poèmes des Chimères, recueil publié seulement en 1854 à la suite des Filles du feu. L’unité du sujet y est diffractée sous de multiples masques à l’identité problématique. De cette époque aussi date le voyage en Orient, autre lieu de l’origine et du mystère sacré dans l’imaginaire nervalien comme en témoigne le récit qu’il publie en 1851 sous le titre Voyage en Orient. À plusieurs reprises, les écrivains qu’il côtoie font état de ses troubles psychiques dans la presse, ce qu’il s’emploie à démentir en mettant en avant la maîtrise dont font preuve ses œuvres en dépit de l’univers parfois étrange qu’elles construisent.

Généalogie fantastique, dite aussi délirante
Gérard de Nerval compose ce document lors d’une crise de délire en février-mars 1841, qui le conduit à être interné d’abord dans la maison de santé de Madame Sainte-Colombe, rue Picpus puis chez le docteur Blanche à Montmartre.
Séparée en deux dans le sens horizontal, la page met face à face l’ascendance paternelle et celle maternelle. On distingue, au centre, le tronc de l’arbre généalogique, dont le tracé est plus marqué. À partir d’éléments réels et attestés (noms d’aïeux et de lieux), Nerval compose une généalogie fantastique, jusqu’à se réclamer de la lignée des Bonaparte.
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Souvenirs du Caire
En 1843, Nerval voyage en Orient depuis Vienne, en Autriche, en passant par l'Egypte, le Liban et la Turquie. Ce faisant, il s'inscrit dans la tradition romatique des écrivains voyageurs en quête d'exotisme : dès 1811 Chateaubriand avait exploré les trois religions monothéistes dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Vingt ans plus tard, Lamartine est reçu en grande pompe par les grands en Orient et publie ses notes de voyages sous le titre Voyage en Orient (1841).
Ce titre est repris par Nerval, qui adjoint à son périple une dimension personnelle : son internement en 1841 dans la clinique d'aliénés du docteur Blanche ayant affecté sa réputation littéraire, il souhaite prouver qu'il a recouvré toute sa lucidité. Attiré par les religions et les mystères ésotériques, Nerval n'en demeure pas moins attentif à la population locale, à son mode de vie et à ses traditions, nous livrant ainsi des scènes pittoresques.
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Plus que jamais, Nerval retravaille et reconfigure ses textes tandis que les rechutes et les internements se succèdent à partir de 1852. C’est dans de telles conditions, agissant sur sa création à la fois comme des stimulations et des obstacles, que paraissent deux œuvres majeures : Les Filles du feu et Aurélia, nouvelle dont la publication est brutalement interrompue par le suicide de l’auteur en janvier 1855 et dont le degré d’achèvement reste de ce fait indécidable.
De la marginalité à la reconnaissance littéraire
Considéré de son vivant comme un écrivain mineur, Nerval commence à être reconnu littérairement à partir des années 1880, en particulier grâce aux symbolistes qui font de ses dernières œuvres l’emblème d’une poétique du symbole. À côté de cette image, toujours présente, s’ajoute celle de l’écrivain fantaisiste. C’est du reste le ton à la fois badin et tendre des Odelettes ou de Sylvie qui demeure le plus largement connu aujourd’hui.

Isis
Isis est composée à partir d’un ouvrage d’un archéologue allemand Böttiger, consacrée au temple d’Isis à Pompéi et aux cérémonies de son culte. Isis est une des principales déesses de l’Égypte antique, elle incarne notamment le dévouement maternel.
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La Rue de la Vieille-Lanterne
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Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017)
Lien permanent
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