Le Dernier Jour d'un condamné

Bibliothèque nationale de France
Le Dernier Jour d’un condamné
En écrivant, à vingt-sept ans, Le Dernier Jour d’un condamné comme un journal, à la première personne, Hugo interpelle le lecteur en exposant les sentiments d’un homme à partir du verdict : « Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée » jusqu’à sa conduite à l’échafaud : « Ah ! les misérables ! il me semble qu’on monte l’escalier… Quatre heures. »
Dès l’enfance, Victor Hugo est fortement impressionné par la vision d’un condamné conduit à l’échafaud, sur une place de Burgos, puis, à l’adolescence, par les préparatifs du bourreau dressant la guillotine en place de Grève. Utilisant son génie d’écrivain et son statut d’homme politique, toute sa vie, Hugo a mis son éloquence au service de cette cause, à travers romans, poèmes, témoignages devant les tribunaux, plaidoiries, discours et votes à la Chambre des pairs, à l’Assemblée puis au Sénat, articles dans la presse européenne et lettres d’intervention en faveur de condamnés.
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Loin d’écrire un mémoire politique ou social ou de se lancer dans une démonstration théorique comme il y en avait déjà tant, Hugo passe sous silence la question du crime, celle de l’innocence comme celle du remords, pour se placer tout entier du côté de l’homme, dans un compte à rebours particulièrement angoissant. Sans avenir, le condamné est aussi à peu près sans passé, vivant dans une sorte de présent pur impossible à concevoir comme dans une prison dont les murs se rapprochent.
Qu’est-ce, après tout, que ce condamné ? C’est un être abstrait qui se creuse et s’examine en tous sens ; c’est un esprit de condamné qui s’analyse et se scrute avec une rigueur et une patience toute métaphysique ; c’est comme un empirique qui veut avoir conscience de tout un ordre de phénomènes particuliers qui traversent son âme. Ce criminel n’a pas eu de passé : il vient là, sans antécédents, sans souvenirs : on dirait qu’il n’a pas vécu avant d’être criminel.
Une voix

Le Dernier Jour d’un condamné
Victor Hugo demande à son éditeur que Le Dernier Jour d’un condamné paraisse sans nom d’auteur sur la couverture. L’artifice quoique grossier fonctionne et favorise l’identification du lecteur.
« Il y a deux manières de se rendre compte de l’existence de ce livre.
Ou il y a eu, en effet, une liasse de papiers jaunes et inégaux sur lesquels on a trouvé, enregistrées une à une, les dernières pensées d’un misérable ; ou il s’est rencontré un homme, un rêveur occupé à observer la nature au profit de l’art, un philosophe, un poëte, que sais-je ? dont cette idée a été la fantaisie, qui l’a prise ou plutôt s’est laissé prendre par elle, et n’a pu s’en débarrasser qu’en la jetant dans un livre.
De ces deux explications, le lecteur choisira celle qu’il voudra. »
Victor Hugo. Le Dernier Jour d’un condamné, Avant-propos de la première édition de 1829.
>Texte intégral dans Gallica.
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Mais quelque chose d’à peu près semblable a déjà été admis plus d’une fois dans l’art : Victor Hugo, par exemple, dans son chef-d’œuvre Le Dernier Jour d'un condamné, a utilisé un procédé presque identique, et bien qu’il n’ait pas introduit de sténographe, il a toléré une invraisemblance encore plus grande en supposant que le condamné à mort avait la possibilité (et le temps) de prendre des notes non seulement durant son dernier jour, mais même durant sa dernière heure, et littéralement durant sa dernière minute. Or, s’il n’avait pas toléré cette fantaisie, l’œuvre même n’existerait pas – l’œuvre la plus réelle et la plus véridique de toutes celles qu’il a écrites.
Le condamné se confie donc à la première personne sans se raconter, ce qui est d’autant plus fort qu’il est pratiquement dépouillé d’identité propre – Camus s’en souviendra dans L’Étranger. Victor Hugo ne ménagea pas sa peine pour convaincre son éditeur d’adopter une disposition particulière en harmonie avec ce choix de la dépersonnalisation (lettre de janvier 1829) : « Je crois qu’il conviendrait, pour le succès de curiosité et d’intérêt, que Le Dernier Jour d’un condamné parût sans nom d’auteur. On n’en saura pas moins que le livre est de moi comme on a su que René, Werther, Adolphe, le Voyage autour de ma chambre, Ourika, étaient de Chateaubriand, Goethe, B. Constant, Xavier de Maistre et la duchesse de Duras, quoique les divers romans aient paru sans nom d’auteur d’ailleurs sur la couverture. Remarquez du reste que les annonces, les journaux, peuvent dire que le livre est de moi et le traiter comme tel […]. Je pense que vous comprenez du reste ces idées. La petite préface que j’ai mise au livre achèvera de vous y amener. »

Chanson d’argot « trouvée dans les papiers du condamné »
La première édition du Dernier Jour d’un condamné paraît en 1829 sans nom d’auteur selon le vœu de Victor Hugo. Elle est accompagnée d’un fac-similé, plié en quatre, de la chanson d’argot « trouvée dans les papiers du condamné ».
Cette chanson, le condamné l’a entendue un jour où il était à l’infirmerie. Ses premières réactions permettent au lecteur d’en saisir le sens. Il trouvera dans le fac-similé une brève définition des mots d’argot.
« L’odeur étouffée de la prison me suffoquait plus que jamais, j’avais encore dans l’oreille tout ce bruit de chaînes des galériens, j’éprouvais une grande lassitude de Bicêtre. Il me semblait que le bon Dieu devrait bien avoir pitié de moi et m’envoyer au moins un petit oiseau pour chanter là, en face, au bord du toit.
Je ne sais si ce fut le bon Dieu ou le démon qui m’exauça, mais presque au même moment j’entendis s’élever sous ma fenêtre une voix, non celle d’un oiseau, mais bien mieux : la voix pure, fraîche, veloutée d’une jeune fille de quinze ans. Je levai la tête comme en sursaut, j’écoutai avidement la chanson qu’elle chantait. C’était un air lent et langoureux, une espèce de roucoulement triste et lamentable ; voici les paroles :
C’est dans la rue du Mail
Où j’ai été coltigé,
Maluré,
Par trois coquins de railles,
Lirlonfa malurette,
Sur mes sique’ ont foncé,
Lirlonfa maluré.
[…]
Je n’en ai pas entendu et n’aurais pu en entendre davantage. Le sens à demi compris et à demi caché de cette horrible complainte, cette lutte du brigand avec le guet, ce voleur qu’il rencontre et qu’il dépêche à sa femme, cet épouvantable message : J’ai assassiné un homme et je suis arrêté, j’ai fait suer un chêne et je suis enfourraillé ; cette femme qui court à Versailles avec un placet, et cette Majesté qui s’indigne et menace le coupable de lui faire danser la danse où il n’y a pas de plancher ; et tout cela chanté sur l’air le plus doux et par la plus douce voix qui ait jamais endormi l’oreille humaine !...
J’en suis resté navré, glacé, anéanti. C’était une chose repoussante que toutes ces monstrueuses paroles sortant de cette bouche vermeille et fraîche. On eût dit la bave d’une limace sur une rose. »
Victor Hugo. Le Dernier Jour d’un condamné, chap. XVI.
> Texte intégral dans Gallica.
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La rare édition originale de février 1829 s’ouvre donc sans nom d’auteur, et s’offre sans explication, sans rien d’autre que le fac-similé, quatre fois plus grand que le livre, plié en quatre comme dans une poche, de la chanson d’argot « trouvée dans les papiers du condamné ». À l’exception des deux vers intercalés dans le dernier couplet que la note attribue à la main même du condamné, son écriture n’est pas celle de Victor Hugo, qui détourne ici d’une façon vraiment révolutionnaire la mode un peu fade du frontispice pour lui donner le pouvoir de suggestion du document brut. Cette tentative très étudiée de disparition de l’auteur derrière son œuvre n’est généralement pas associée au nom de Victor Hugo. Pourtant, c’est bien ce que Flaubert admira le plus dans Le Dernier Jour d’un condamné, au point d’y trouver la première illustration de sa célèbre maxime à l’usage de Louise Colet (lettre du 9 décembre 1852) : « L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part. »
Deux options

La tête coupée
Au vingt-sixième chapitre (sur quarante-neuf), le condamné a été transféré à la Conciergerie. Le compte à rebours est de plus en plus oppressant. Il songe de nouveau à sa fille Marie.
« Il est dix heures.
Ô ma pauvre petite fille ! encore six heures, et je serai mort ! je serai quelque chose d’immonde qui traînera sur la table froide des amphithéâtres ; une tête qu’on moulera d’un côté, un tronc qu’on disséquera de l’autre ; puis de ce qui restera, on en mettra plein une bière, et le tout ira à Clamart.
Voilà ce qu’ils vont faire de ton père, ces hommes dont aucun ne me hait, qui tous me plaignent et tous pourraient me sauver. Ils vont me tuer. Comprends-tu cela, Marie ? me tuer de sang-froid, en cérémonie, pour le bien de la chose ! Ah ! grand Dieu ! »
Victor Hugo. Le Dernier Jour d’un condamné, chap. XXVI.
> Texte intégral dans Gallica.
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La guillotine
Joseph Ignace Guillotin (1738-1814), médecin et député constitutionnel, a collaboré au texte de la Déclaration des droits de l’homme. Il présente, le 10 octobre 1789, son discours pour la peine de mort par décapitation devant l’Assemblée nationale. Les idées égalitaires qu’il y développe séduisent les esprits : « Avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un clin d’œil, et vous ne souffrez point. » Les exécutions étaient jusqu’alors souvent humiliantes, tant pour le « criminel désigné » que pour son entourage. Les délibérations sur la torture amènent à la conclusion suivante : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée. » Les législateurs adoptent ce principe en octobre 1791 et la « guillotine » reste utilisée, en France, jusqu’en 1977, date de la dernière décapitation. La machine de conception française est mise au point en 1792 par le Dr Antoine Louis, qui s’inspire d’autres décollations pour présenter un instrument avec une lame en forme de croissant. C’est le roi Louis XVI lui-même qui aurait rectifié le dessin en suggérant une ligne oblique, plus radicale. La guillotine fut utilisée également en Suisse, en Suède, en Belgique et en Allemagne.
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À partir de février 1829, publication de la première édition du Dernier Jour d’un condamné, jusqu’à sa mort, Victor Hugo ne cessera plus de lutter de toutes ses forces et sous toutes ses formes contre la peine de mort – qui ne sera abolie en France qu’en 1981.

Peine de mort jugée par Victor Hugo et Lamartine
Lamartine et Victor Hugo écrivent ensemble un placard pour dénoncer la peine de mort. Ils démontent, une à une, les raisons censées la justifier. Le Gouvernement provisoire de la République de 1848, dont fait partie Lamartine, décrètera l’abolition de la peine de mort en matière politique.
« Mais vous, est-ce bien sérieusement que vous croyez faire un exemple quand vous égorgillez misérablement un pauvre homme dans le recoin le plus désert des boulevards extérieurs ? En Grève, en plein jour, passe encore ; mais à la barrière Saint-Jacques ! mais à huit heures du matin ! Qui est-ce qui se passe là ? Qui est-ce qui va là ? Qui est-ce qui sait que vous tuez un homme là ? Un exemple pour qui ? Pour les arbres du boulevard apparemment. »
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Pétition pour l’abolition de la peine de mort
Dans son numéro du 16 mai 1851, au lendemain d’une exécution particulièrement horrible, L’Événement avait publié un article abolitionniste de Victor Hugo. Il fut appelé à comparaître, ainsi que le gérant du journal, devant la cour d’assises pour attaques au respect des lois. Moins d’un mois plus tard, circulait dans Paris cette pétition adressée « À MM. les Représentants du Peuple à l’Assemblée Nationale Législative ». Ce volume réunit environ une dizaine de milliers de signatures, pour beaucoup recueillies par le biais d’associations comme cette : « Association des Cuisiniers. Faubourg St Antoine. 65 » mentionnée en note sur ce feuillet.
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Trait formidable : ce condamné jamais ne se déclare innocent. Ce n’est point Dreyfus dans sa cellule réclamant la vérité, la justice. C’est un misérable qui de toutes ses forces demande la pitié, la vie. Nous ne savons de lui que ce qui le confond avec l’auteur lui-même, pour que l’identification se fasse plus forte encore : qu’il est jeune, qu’il a une femme, une petite fille, tout ce qui fait la bonté d’une vie, tout ce qui lui donne son prix d’amour et de douceur.
Trois préfaces

Le Dernier Jour d’un condamné
En écrivant, à 27 ans, Le Dernier Jour d’un condamné (1829) comme un journal, à la première personne, Victor Hugo interpelle le lecteur en exposant les sentiments d’un homme à partir du verdict : "Condamné à mort ! Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée" jusqu’à sa conduite à l’échafaud : "Ah ! les misérables ! il me semble qu’on monte l’escalier… Quatre heures."
Ce combat contre la peine de mort, Victor Hugo l’a mené toute sa vie. Dès l’enfance, il est fortement impressionné par la vision d’un condamné conduit à l’échafaud, sur une place de Burgos, puis, à l’adolescence, par les préparatifs du bourreau dressant la guillotine en place de Grève. Hanté par ce "meurtre judiciaire", il va tenter d’infléchir l’opinion en décrivant l’horreur de l’exécution, sa barbarie, en démontrant l’injustice (les vrais coupables sont la misère et l’ignorance) et l’inefficacité du châtiment. Utilisant tour à tour sa notoriété d’écrivain et son statut d’homme politique, Hugo met son éloquence au service de cette cause, à travers romans, poèmes, témoignages devant les tribunaux, plaidoiries, discours et votes à la Chambre des pairs, à l’Assemblée puis au Sénat, articles dans la presse européenne et lettres d’intervention en faveur de condamnés. À l’Assemblée constituante, il déclare le 15 septembre 1848 : "La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie."
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Il faut encore attendre trois ans et l’édition définitive de 1832, ornée d’une belle estampe de Célestin Nanteuil pour que Victor Hugo ajoute la longue préface, plus spécifiquement politique cette fois, qui est un plaidoyer argumenté contre la peine de mort. Il y abat ses cartes : « L’auteur aujourd’hui peut démasquer l’idée politique, l’idée sociale, qu’il avait voulu populariser sous cette innocente et candide forme littéraire. Il déclare donc, ou plutôt il avoue hautement que Le Dernier Jour d’un condamné n’est autre chose qu’un plaidoyer, direct ou indirect, comme on voudra, pour l’abolition de la peine de mort. Ce qu’il a eu dessein de faire, ce qu’il voudrait que la postérité vît dans son œuvre, si jamais elle s’occupe de si peu, ce n’est pas la défense spéciale, et toujours facile, et toujours transitoire, de tel ou tel criminel choisi, de tel ou tel accusé d’élection ; c’est la plaidoirie générale et permanente pour tous les accusés présents et à venir […]. » Mission accomplie.
Provenance
Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).
Lien permanent
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