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Extrait

Un café de la bohème

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, chapitre XI, 1851
Toutes les bohèmes, de 1840 jusqu’au début du 20e siècle, avaient leur café d’élection. Ici c’est le café Momus que s’approprie la bande de Rodolphe. Le nom de ce cabaret est inspiré par la divinité grecque puis latine « Momus » qui symbolisait la raillerie, la moquerie. Aussi est-ce en toute logique que les bohèmes toujours privés d’argent chahutent quelque peu le tenancier de l’établissement.

En ce temps-là, Gustave Colline, le grand philosophe, Marcel, le grand peintre, Schaunard, le grand musicien, et Rodolphe, le grand poète, comme ils s’appelaient entre eux, fréquentaient régulièrement le café Momus, où on les avait surnommés les quatre mousquetaires, à cause qu’on les voyait toujours ensemble. En effet, ils venaient, s’en allaient ensemble, jouaient ensemble, et quelquefois aussi ne payaient pas leur consommation, toujours avec un ensemble digne de l’orchestre du Conservatoire.
Ils avaient choisi pour se réunir une salle où quarante personnes eussent été à l’aise ; mais on les trouvait toujours seuls, car ils avaient fini par rendre le lieu inabordable aux habitués ordinaires.
Le consommateur de passage qui s’aventurait dans cet antre y devenait, dès son entrée, la victime du farouche quatuor, et, la plupart du temps, se sauvait sans achever sa gazette et sa demi-tasse, dont des aphorismes inouïs sur l’art, le sentiment et l’économie politique faisaient tourner la crème. Les conversations des quatre compagnons étaient de telle nature que le garçon qui les servait était devenu idiot à la fleur de l’âge.
Cependant les choses arrivèrent à un tel point d’arbitraire, que le maître du café perdit enfin patience, et il monta un soir faire gravement l’exposé de ses griefs :
 M. Rodolphe venait dès le matin déjeuner, et emportait dans sa salle tous les journaux de l’établissement ; il poussait même l’exigence jusqu’à se fâcher quand il trouvait les bandes rompues, ce qui faisait que les autres habitués, privés des organes de l’opinion, demeuraient jusqu’au dîner ignorants comme des carpes en matière politique. La société Bosquet savait à peine les noms des membres du dernier cabinet.
M. Rodolphe avait même obligé le café à s’abonner au Castor, dont il était rédacteur en chef. Le maître de l’établissement s’y était d’abord refusé ; mais comme M. Rodolphe et sa compagnie appelaient tous les quarts d’heure le garçon, et criaient à haute voix : Le Castor ! apportez-nous Le Castor ! quelques autres abonnés, dont la curiosité était excitée par ces demandes acharnées, demandèrent aussi Le Castor. On prit donc un abonnement au Castor, journal de la chapellerie, qui paraissait tous les mois, orné d’une vignette et d’un article de philosophie en Variétés, par Gustave Colline.
 Ledit M. Colline et son ami M. Rodolphe se délassaient des travaux de l’intelligence en jouant au trictrac depuis dix heures du matin jusqu’à minuit ; et comme l’établissement ne possédait qu’une seule table de trictrac, les autres personnes se trouvaient lésées dans leur passion pour ce jeu par l’accaparement de ces messieurs, qui, chaque fois qu’on venait le leur demander, se bornaient à répondre :
 Le trictrac est en lecture ; qu’on repasse demain.
La société Bosquet se trouvait donc réduite à se raconter ses premières amours ou à jouer au piquet.
 M. Marcel, oubliant qu’un café est un lieu public, s’est permis d’y transporter son chevalet, sa boîte à peindre et tous les instruments de son art. Il pousse même l’inconvenance jusqu’à appeler des modèles de sexes divers.
Ce qui peut affliger les mœurs de la société Bosquet.
 Suivant l’exemple de son ami, M. Schaunard parle de transporter son piano dans le café, et n’a pas craint d’y faire chanter en chœur un motif tiré de sa symphonie : l’Influence du bleu dans les arts. M. Schaunard a été plus loin, il a glissé dans la lanterne qui sert d’enseigne au café un transparent sur lequel on lit :
 
COURS GRATUIT DE MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE, À L’USAGE DES DEUX SEXES.
                                                                                     S’adresser au comptoir.
 
Ce qui fait que ledit comptoir est tous les soirs encombré de personnes d’une mise négligée, qui viennent s’informer par où qu’on passe.
En outre, M. Schaunard y donne des rendez-vous à une dame qui s’appelle Phémie, teinturière, et qui a toujours oublié son bonnet.
Aussi M. Bosquet le jeune a-t-il déclaré qu’il ne mettrait plus les pieds dans un établissement où l’on outrageait ainsi la nature.
 Non contents de ne faire qu’une consommation très modérée, ces messieurs ont essayé de la modérer davantage. Sous prétexte qu’ils ont surpris le moka de l’établissement en adultère avec de la chicorée, ils ont apporté un filtre à esprit-de-vin, et rédigent eux-mêmes leur café, qu’ils édulcorent avec du sucre acquis au dehors à bas prix, ce qui est une insulte faite au laboratoire.
 Corrompu par les discours de ces messieurs, le garçon Bergami (ainsi nommé à cause de ses favoris), oubliant son humble naissance et bravant toute retenue, s’est permis d’adresser à la dame de comptoir une pièce de vers dans laquelle il l’excite à l’oubli de ses devoirs de mère et d’épouse ; au désordre de son style on a reconnu que cette lettre avait été écrite sous l’influence pernicieuse de M. Rodolphe et de sa littérature.
En conséquence, et malgré le regret qu’il éprouve, le directeur de l’établissement se voit dans la nécessité de prier la société Colline de choisir un autre endroit pour y établir ses conférences révolutionnaires.
Gustave Colline, qui était le Cicéron de la bande, prit la parole, et, a priori, prouva au maître du café que ses doléances étaient ridicules et mal fondées ; qu’on lui faisait grand honneur en choisissant son établissement pour en faire un foyer d’intelligence ; que son départ et celui de ses amis causeraient la ruine de sa maison, élevée par leur présence à la hauteur de café artistique et littéraire.
 Mais, dit le maître du café, vous et ceux qui viennent vous voir, vous consommez si peu.
 Cette sobriété dont vous vous plaignez est un argument en faveur de nos mœurs, répliqua Colline. Au reste, il ne tient qu’à vous que nous fassions une dépense plus considérable ; il suffira de nous ouvrir un compte.
 Nous fournirons le registre, dit Marcel.
Le cafetier n’eut pas l’air d’entendre, et demanda quelques éclaircissements à propos de la lettre incendiaire que Bergami avait adressée à sa femme. Rodolphe, accusé d’avoir servi de secrétaire à cette passion illicite, s’innocenta avec vivacité.
 D’ailleurs, ajouta-t-il, la vertu de Madame était une sûre barrière qui…
 Oh ! dit le cafetier avec un sourire d’orgueil, ma femme a été élevée à Saint-Denis.
Bref, Colline acheva de l’enferrer complètement dans les replis de son éloquence insidieuse, et tout s’arrangea sur la promesse que les quatre amis ne feraient plus leur café eux-mêmes, que l’établissement recevrait désormais Le Castor gratis, que Phémie, teinturière, mettrait un bonnet ; que le trictrac serait abandonné à la société Bosquet, tous les dimanches de midi à deux heures, et surtout qu’on ne demanderait pas de nouveaux crédits.

Henry Murger, Scènes de la bohème, Paris : Michel Lévy frères, 1851, p. 150-154.
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