Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Les grands Boulevards

Émile Zola, Paris, 1898
Pierre marche sur les grands Boulevards et remarque pour la première fois l'animation joyeuse de ce quartier.

Et c'était pour lui une singularité que de découvrir, à tous les balcons, les grandes lettres d'or des enseignes, dans lesquelles se mourait le jour. Jamais il n'avait remarqué le bariolage des façades, les glaces peintes, les stores, les trophées, les affiches violentes, les magasins magnifiques, d'une indiscrétion de salons et d'alcôves, ouverts à la pleine lumière. Puis, sur la chaussée, le long des trottoirs, entres les colonnes et les kiosques, bleus, rouges, jaunes, quel encombrement, quelle cohue extraordinaire ! les voitures roulaient avec un grondement de fleuve ; et, de toutes parts, la houle des fiacres était sillonnée par les manœuvres lourdes des grands omnibus, semblables à des éclatants vaisseaux de haut bord ; tandis que le flot de piétons ruisselait sans cesse, des deux cotés, à l'infini, et jusque parmi les roues, dans une hâte conquérante et fourmilière en révolution. D'où sortait tout ce monde ? Où allaient toutes ces voitures ? Quelle stupeur et quelle angoisse !
(...) Bientôt, les Boulevards allaient charrier les étoiles vives des voitures, ainsi qu'une voie lactée en marche, entre deux trottoirs incendiés par les lanternes, les rampes, les girandoles, un luxe aveuglant de plein soleil. Et, dans les cris des cochers, dans la bousculade des piétons, grondait la hâte dernière du Paris des affaires et des passions, la lutte sans merci pour l'amour et pour l'argent. La dure journée était faite, le Paris du plaisir s'illuminait, commençait la nuit de fête. (...)Et ce Paris qui s'éveillait ainsi, aux premiers becs de gaz, était pris déjà d'une gaieté de jouissance, cédant à l'appétit déchaîné de tout ce qui s'achète.

Émile Zola, Les trois villes. Paris : Paris, Bibliothèque Charpentier, Fasquelle, 1898.