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Extrait

L'agitation zélée d'un phalanstère

Émile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883
Ce chapitre décrit, dans le soir couchant, l'agitation qui règne aux abords du grand magasin « Au Bonheur des dames » et qui se déploie dans tout Paris.

Vers l'Opéra et vers la Bourse, s'enfonçait le triple rang des voitures immobiles, gagnées de vive lumière, l'éclair d'une lanterne, l'étincelle d'un mors argentés. À chaque seconde, un appel de garçon en livrée retentissait, et un fiacre avançait, un coupé se détachait, prenait une cliente, puis s'éloignait d'un trot sonore. Les queues diminuaient maintenant, six voitures roulaient de front, d'un bord à l'autre, au milieu des battements de portières, des claquements de fouet, du bourdonnement des piétons, qui débordaient parmi les roues. Il y avait comme un élargissement continu, un rayonnement de la clientèle, remportée aux quatre points de la cité, vidant les magasins avec la clameur ronflante d'une écluse. Cependant, les voitures du Bonheur, les grandes lettres d'or des enseignes, les bannières hissées en plein ciel, flambaient toujours au reflet de l'incendie du couchant, si colossales dans cet éclairage oblique, qu'elles évoquaient le monstre des réclames, le phalanstère dont les ailes, multipliées sans cesse, dévoraient les quartiers, jusqu'aux bois lointains de la banlieue. Et l'âme épandue de Paris, un souffle énorme et doux, s'endormait dans la sérénité du soir, courait en logues et molles caresses sur les dernières voitures, filant par la rue peu à peu déblayée de la foule, tombée au noir de la nuit.

Émile Zola, Au Bonheur des Dames : Paris, Charpentier, 1883.
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