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Extrait

Gustave Doré par Touchatout

Par Touchatout publié dans Le Trombinoscope en juin 1875
Un portrait-charge

Publié dans Le Trombinoscope en juin 1875, ce portrait donne une idée du regard que portaient ses contemporains caricaturistes sur Gustave Doré.

Maître peintre ou peintre au mètre ?

DORÉ (Louis-Auguste-Gustave), peintre français, né à Strasbourg (Prusse !!!), le 10 janvier 1833. Jusqu'à l'âge de huit mois, il ne fit guère d'autre peinture sur toile, que celle à laquelle se livrent les enfants de son âge ; mais à peine eut-il quatre ans, que sa vocation se manifesta vivement. Il fouillait les coins de la maison, s'emparait impitoyablement des pots qui contenaient une substance colorée quelconque et les portait dans sa chambre.   ̶  A chaque instant, on s'apercevait de la disparition de quelque objet du ménage. On ne comprenait rien à cela, lorsqu'un jour, on le surprit en train de peindre, sur son drap de lit qu'il avait tendu sur le châssis du devant de cheminée, le portrait d'un de ses oncles. Il avait dans les mains une série de pinceaux de diverses grandeurs qu'il avait improvisés avec des brosses à dents, à cheveux, à habits, des goupillons chipés à l'église, des petits balais dérobés aux foyers paternels... et... autres lieux, etc. Autour de lui étaient rangés à terre des fioles, des bocaux, des vases de toutes sortes, et dans lesquels il puisait avec une ardeur fiévreuse.
Sa série de couleurs, sans être absolument complète, était déjà suffisamment variée. Il prenait son blanc dans une saucière de mayonnaise dérobée à la cuisine, son rouge dans un flacon de tomates de conserve ; un pot de confiture de prunes lui donnait du vert sombre qu'il éclaircissait en y mélangeant de l'absinthe. Avec de la gelée de groseilles, il obtenait des tons rubiconds et prenait son jaune d'or en pleine pâte dans une boîte d'abricots confits. Enfin, il avait pu tirer parti de tout ce qui lui était tombé sous la main : pommade à la rose, bleu pour la lessive, pots de moutarde ; il délayait toutes ces couleurs avec de l'huile d'olive prise en cachette dans le buffet, et nettoyait ses pinceaux dans du vieux cognac dérobé dans la cave de son père, sans s'occuper s'il valait quinze francs la bouteille.

On mit le jeune Doré au lycée de Strasbourg où il commença ses études qu'il devait plus tard achever à Paris, au Lycée Charlemagne.  ̶  Là, son goût pour le dessin prit un nouvel essor. Au lieu d'étudier ses leçons, il illustrait, du haut en bas, les marges de tous ses livres de classe. L'histoire sainte, l'histoire ancienne, Rome, la Grèce, la France, tout y passa... tout, jusqu'aux Aventures de Télémaque qu'il agrémentait des Ulysse, des Mentor et des Calypso les plus fantaisistes.  ̶  Il n'y avait rien à tenter contre une telle vocation ; sa famille le comprit.  ̶   A onze ans, Doré publia ses premières lithographies, et, en 1848 (il avait alors quinze ans), il donnait au Journal pour rire une série de charges : Les Travaux d'Hercule, qui fut remarquée.  ̶   Il resta longtemps attaché à cette feuille, et fournit en même temps à d'autres une grande quantité de dessins qui eurent beaucoup de succès.

Sa collaboration au Journal pour tous le mit bientôt en vogue. Son genre fantastique s'accommoda merveilleusement de ce travail. Là, il commença cette série d'illustrations sombres et puissantes qui attira si vite l'attention sur lui.  ̶   Ses ravins noirs et profonds, ses forêts mystérieuses, ses châteaux inaccessibles, qui faisaient penser, avec effroi, au supplice du facteur rural chargé d'y porter le Petit Journal tous les matins, jouirent bientôt d'une grande vogue.

En 1854, Gustave Doré commença à exécuter le vaste projet qu'il avait conçu depuis longtemps d'illustrer les œuvres fantaisistes des écrivains anciens. Il débuta par le Rabelais pour qui il eut, de tout temps, une grande prédilection. Cette œuvre de Doré produisit une vive impression, et tout le monde se souvient de ces pages étranges où l'humour et le fantastique s'amalgament avec un rare bonheur. Il y a surtout, dans le Rabelais de Gustave Doré, des grappes de moines affolés d'un effarement tel que c'est à peine si l'on trouverait dans les néologismes retentissants dont fourmillent cet ouvrage, un adjectif assez épatatrousblaguesclaffiant pour peindre la folie noire de ces hardis coups de crayon.  ̶  Après cette tentative qui réussit pleinement, sauf quelques chicanes d'anatomie que lui firent certains critiques, Gustave Doré illustra La légende du Juif errant et s'attaqua aux Contes drôlatiques de Balzac. Là encore sa verve le servit admirablement. Puis vinrent les Contes de Perrault et Don Quichotte. Gustave Doré passa, avec une habileté de véritable jongleur, des ouvrages légers aux œuvres sombres. Le Dante le tenta ; il cribla son Enfer de dessins remarquables par leur hardiesse, et enfin la Bible.  ̶  C'était devenu chez lui une véritable furie d'illustrer tous les auteurs anciens, et le Tintamarre dut consigner le fait dans ses colonnes, dans une gamme par à peu près ainsi construite : Doré mit face aux lazzis d'autrefois.  
La fécondité du jeune et brillant artiste émerveillait tout le monde ; et l'on se demandait comment il pouvait mener de front tant de travaux   ̶  Un instant le bruit courut qu'il était spirite et qu'il évoquait l'esprit des peintres au Moyen Âge pour les faire dessiner la nuit sur ses pierres et sur ses bois.

Ces innombrables productions n'empêchaient pas Gustave Doré de faire de la peinture. Il exposa pour la première fois au Salon en 1853, et débuta par les Deux mères, Le Saltimbanque qui a volé un enfant. Puis vinrent beaucoup d'autres œuvres parmi lesquelles nous citerons Dante dans les cercles glacés, la Bataille d'Inkermann, le Salon de jeu de Bade, qui fit hurler la critique, et enfin son tableau bleu de l'avant-dernier salon : Les Chrétiens dans le cirque, qui, en dépit d'un grand effet de couleur, ne fut considéré que comme un pétard.   ̶   Comme dessinateur, Gustave Doré avait été presque universellement admiré ; comme peintre il fut assez maltraité. Cela provient-il de ce sentiment assez habituel qui nous pousse à trouver très-mauvais joueur de violon l'homme que nous n'avons jamais connu que flûtiste,  ̶  jouât-il même supérieurement du violon ?  ̶   ou bien est-ce simplement que Gustave Doré, qui est un dessinateur de premier ordre, n'est qu'un peintre médiocre ?  ̶   Nous pencherions volontiers vers cette dernière opinion. En effet, on ne peut nier que la peinture de Doré ne soit que de la peinture décorative. Comme artiste, une imagination immense, étonnante ; mais le sentiment à peu près absent. Il accroche des muscles comme un tapissier accroche des tentures. Il ne les compte même pas et en mettrait volontiers treize à la douzaine. Chez lui, tout est chic et convention.  ̶   Ce qui le frappe dans un sujet à traiter, ce sont les accessoires. Quant au côté humain, il s'en préoccupe comme M. de Lorgeril d'une césure.

Il ne recule devant aucune difficulté dans les mouvements de ses figures. C'est à croire que souvent il s'offre la fantaisie des cinq points. Pour les lecteurs non initiés à cette distraction d'atelier, nous devons expliquer en quoi consiste ce problème des cinq points. On jette, au hasard, cinq boulettes de mie de pain sur une feuille de papier, et l'artiste doit, à chaque endroit où est tombée une boulette, placer une des extrémités de sa figure, la tête, les mains et les pieds, ce qui produit nécessairement les mouvements les plus désordonnés et les raccourcis les plus excentriques.  ̶  Doré est surtout anti-coloriste, et ses tableaux semblent toujours recevoir le reflet d'un ou plusieurs bocaux de pharmacien.  ̶   Somme toute, pour nous servir d'une expression usitée en langage d'atelier, Gustave Doré est un chicqueur de genre. Maintenant, si l'on veut s'aviser de le traiter de maître peintre, la langue peut fourcher, sans grand inconvénient, et prononcer peintre au mètre. Personne ne s'apercevra du lapsus.

Au physique, Gustave Doré est un homme de taille moyenne, assez replet, joufflu et rose. N'était son air intelligent, on pourrait presque le prendre pour un ténor d'opéra-comique. Il a un atelier immense où il fabrique des toiles de plusieurs kilomètres. Ces toiles sont commandées d'avance et sont destinées à une exhibition permanente à Londres, où l'on paie pour voir les œuvres de Doré éclairées à la lumière électrique.
Ce détail industriel n'est pas sans valeur pour les gens qui ont encore sur l'art pur et la grande peinture des illusions autres que celles dont ils honorent les ballets de féeries. Gustave Doré est peu causeur, fort gai et très-fantasque pourtant avec ses amis. Ténor et gymnasiarque dans l'intimité, il monte au si bémol et à la corde lisse avec la même facilité. Très-farceur, il a chez lui un dessin de Sarah Bernhardt ; quand il veut la regarder, il prend toujours une loupe.

NOTICE COMPLEMENTAIRE
DATES A REMPLIR PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

Gustave Doré continue à faire de la grande peinture (62m 50 sur 18m 25) pour le camelotiorama électrique de Londres.   ̶   Au salon de 1876, il expose une toile aveuglante qui fait vendre beaucoup de visières vertes aux visiteurs par les marchands de livrets.   ̶   Enfin, il reçoit, le... 19... , la commande d'un tableau allégorique, de 28 kilomètres de long, destiné à l'intérieur du tunnel sous-marin, et représentant le défilé des démentis reçus par le Figaro depuis six mois, et meurt le... 19..., après avoir refusé ce travail, prétextant que tout ne pourrait pas tenir en si peu de place.

Par Touchatout, publié dans Le Trombinoscope en juin 1875
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