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Prophètes et prophétismes
L'« apocalypse » indienne

Photographie : LACMA, Domaine public
Shiva dansant
Particulièrement vénéré en Inde du Sud, Shiva est l’un des principaux dieux de l’hindouisme avec Vishnu et Brahma. Lorsqu’il effectue sa danse cosmique, il est à la fois le créateur et le destructeur du monde, dont la temporalité cyclique est symbolisée par le cercle de flammes qui l’entoure. Dans sa main droite, le dieu tient un tambour, symbole du son primordial de la création. Dans sa main gauche, la flamme est signe de destruction. Tout en dansant, le dieu piétine le démon de l’ignorance et se tient sur un lotus, symbole primordial.
L’iconographie de Shiva dansant a été particulièrement appréciée des artistes officiant pendant la dynastie Chola (9e-12e siècles) en Inde du sud. Cette sculpture, relativement légère, pouvait être portée en procession comme en atteste le trou carré pratiqué dans sa base.
Photographie : LACMA, Domaine public
L’hindouisme distingue deux types d’« apocalypses »1 : individuelle et universelle. La première montre comment l’âme, par le sacrifice (vajna), l’action (karman) et la libération (mukti), échappe au cycle des réincarnations (samsara). La seconde présente les cycles infinis de création, de déclin et de destruction cosmique. Ces deux dimensions s’entrelacent par la quête de l’union du Soi (atman) avec l’Absolu (brahman) et par les incarnations divines (avatara), formant un système cyclique infini de temps et d’espace.
De la période védique à l’ère du sanskrit classique
Les Védas, créés entre environ 1500 et 500 av. J.-C., sont les textes les plus anciens sur lesquels reposent les croyances et les rites hindous. Centrés sur les rites sacrificiels, ils n’évoquent pas clairement la réincarnation ou le karma, mais explorent les relations structurelles entre microcosme et macrocosme, c'est-dire entre l’individu et l’univers, et esquissent une réflexion sur l’après-mort.

Rigveda
Les quatre védas sont les plus anciens textes religieux indiens. Ils sont au fondement de plusieurs religions, dont l’hindouisme. Parmi eux, le Rigveda est un recueil de 1028 hymnes dédiés à plusieurs divinités.
Cette copie, qui date du 18e siècle, a été réalisée sur des feuilles de palmes, une forme de livre caractéristique de l’Asie du Sud.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Dans un hymne philosophique du Rigveda, la vie au-delà du corps est décrite, révélant un lien entre la vie individuelle et les immortels. Un autre hymne de création évoque la mort rituelle de l’Homme cosmique, destinée à créer l’univers, où l’essence de l’existence était comprise comme l’intégration, la dispersion et la réintégration des éléments, illustrant l’absence de disparition éternelle.
Les textes de la période védique tardive, en particulier les Upanishads, ont développé un système sur le karma et la réincarnation, où les actions déterminent le parcours de l’âme et sa libération. Les textes en sanskrit classique, notamment l’épopée du Mahabharata, rédigée entre 400 av. J.-C. et 400 ap. J.-C. et les Puranas, créés depuis l'Antiquité jusqu’au 12e siècle, ont intégré cette vision de la fin individuelle dans une perspective cyclique à l’échelle des grandes ères, établissant ainsi l’expression canonique de l’apocalypse hindoue.
L’individu renaît en ce monde sous diverses formes — insecte, mouche, poisson, oiseau, lion, sanglier, vache, tigre ou être humain —, chaque réincarnation étant déterminée par les actions et le niveau de connaissance de ses vies antérieures
L’« apocalypse » individuelle : libération et union avec l’Absolu
L’« apocalypse » individuelle hindoue repose sur un lien de causalité entre le karma, la libération et la réincarnation.
Le karma, à la fois cause de la chute et clé de la libération de l’âme, obéit à trois principes :
- la loi éthique (bonheur pour les bonnes actions, souffrance pour les mauvaises),
- la responsabilité (répondre de ses actes)
- la justice rétributive (le karma définissant le destin de l’âme).
L’âme, prisonnière du karma engendré par l’illusion ou l’ignorance, est enfermée dans le cycle des réincarnations. Les textes hindous comparent ce cycle à un désert, un abîme ou une forêt, duquel il faut s’échapper. Au sein du Mahabharatha, le texte de la « Bhagavad-gita » propose trois voies pour échapper à ce cycle : la réalisation de l’union du Soi avec l’Absolu à travers la réflexion philosophique (jnana yoga), l’exécution du devoir sans attachement aux fruits (karma yoga) et la dévotion pure envers le divin (bhakti yoga). Ces chemins, complémentaires, convergent tous vers la libération ultime.
Dans la vaste étendue du grand cycle des réincarnations, cette forêt inhabitée est la jungle des réincarnations... Les sages comprennent le fonctionnement de la roue des réincarnations et brisent les liens qui les y enchaînent.
Une fois séparée du corps, l’âme individuelle peut atteindre des lieux comme le monde des ancêtres (pitrloka), le monde des dieux (devaloka) ou le paradis (svargaloka), tous inscrits dans le cycle des réincarnations. Seul le brahmaloka (monde du brahman), considéré comme une existence transcendante, permet d’échapper à ce cycle.

Feu sacrificiel
Texte majeur de l’hindouisme, le Bhagavata purana est une œuvre à caractère encyclopédique, traitant aussi bien de cosmologie que de mythologie ou d’art. Il rapporte également de nombreuses légendes, dont celle du roi Kamsa. Inquiet de devoir mourir de la main du huitième fils de sa sœur, le dieu Krishna, il cherche à tuer son beau-frère Vasudeva en organisant un sacrifice par le feu, comme l’indique l’inscription en haut de la page.
Réalisée au 18e siècle dans la ville portuaire de Surate, cette peinture rappelle les textiles abondamment produits dans cette cité et destinés à l’exportation.
Photo : The Cleveland Museum of Art, domaine public
Photo : The Cleveland Museum of Art, domaine public
Cependant, même en atteignant la libération, cet état est rompu lors de la destruction cosmique ultime, et l’âme se disperse pour réintégrer le renouveau de la réincarnation.
L’« apocalypse » cosmique : destruction et renaissance
Dans la mythologie hindoue, la dissolution (pralaya), constitue le concept central désignant la destruction ultime, divisée en quatre niveaux :
- la dissolution quotidienne (nitya pralaya) ;
- la dissolution à la fin d’un jour de Brahma (naimittika pralaya) ;
- la dissolution à la fin de la vie de Brahma (prakrtika pralaya) ;
- la libération finale de l’âme hors du cycle des réincarnations (atyantika pralaya).
Naimittika pralaya et prakrtika pralaya se rapprochent le plus de l’apocalypse des traditions occidentales. Ils désignent la dissolution de l’univers entier à un certain stade de la vie de Brahma. Cependant, toutes restent des étapes d’un cycle cosmique plus vaste.
Après cela, un vent violent souffle pendant plus de cent ans, remplissant le ciel de fumée et de poussière. Des nuages multicolores apparaissent alors et déversent des pluies torrentielles pendant cent ans, accompagnées de rugissements tonitruants. L'univers se transforme en un seul océan, remplissant l'œuf cosmique.
Ces dissolutions, ou destructions ultimes, sont calculées selon le temps cosmique. D’après le Manusmrti, un texte de loi écrit entre le 2ᵉ siècle av. J.-C. et le 2ᵉ siècle ap. J.-C., mille cycles des quatre âges (yuga) constituent un kalpa, le jour de Brahma, soit environ 4,32 milliards d’années humaines. Une journée et une nuit de Brahma équivalent à 8,64 milliards d’années humaines, une année divine compte 360 jours, et la vie de Brahma s’étend sur 100 années divines, soit 311,04 trillions d’années humaines.

Le temps cyclique de Brahma
© Bibliothèque nationale de France
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Les récits mythologiques hindous se concentrent souvent sur les quatre yuga, en particulier sur la destruction prévue à la fin du kali yuga, considéré comme l’âge actuel de l’humanité. Du premier au quatrième, la Loi (dharma), la longévité et la moralité humaine subissent une dégradation progressive. Le kali yuga, décrit comme une ère de conflits, de chaos et de perte de foi, constitue un terreau fertile pour les récits « apocalyptiques ». Les catastrophes, l’arrivée d’un sauveur (incarnation divine) et de l’attente pour la reconstruction d’un nouvel ordre sont omniprésents dans les épopées et la littérature encyclopédique décrivant cette période.
À chaque dissolution, entre la grande destruction et le nouvel âge, Brahma s’endort puis recrée l’univers. Les textes sacrés décrivent fréquemment cette phase : Shiva, par sa colère, détruit tout pour préparer le nouveau cycle, Vishnu sommeille sur l’océan cosmique et Brahma naît de son nombril. Cela reflète également les principales fonctions des trois grandes divinités hindoues : destruction, préservation et création.

Bhagavat, plongé dans le sommeil de la méditation
Vishnu (Bhagavat) repose sur une feuille, flottant sur la mer d’éternité et de son nombril sort un lotus duquel naît Brahma. Vishnu porte des bijoux et il est coiffé d’une tiare. La mer ponctuée de poissons et autres monstres marins n’est pas sans rappeler certains bas-reliefs de Hampi.
Bibliothèque nationale de France
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Les incarnations divines : sauveurs et destructeurs
Pour protéger les vertueux, détruire les méchants et établir la droiture, je me manifeste à chaque époque.
L’hindouisme considère que des incarnations divines apparaissent à chaque époque où le Loi et la foi sont détruits. Les récits associés à ce concept s’articulent principalement autour des dix incarnations de Vishnu. Parmi celles-ci, la première (Matsya) et la dernière (Kalki) se rapprochent le plus des récits « apocalyptiques ».

Matsya avatara
Première métamorphose de Vishnu, Matsya, dessiné sous une arcade, avec quatre bras et le bas du corps en poisson, débute la suite dix incarnations de Vishnu. D’une main, il tient le disque, de l’autre la conque. La troisième main levée, paume vers l’avant, exprime protection et apaisement, tandis que la dernière, ouverte, paume offerte, est prête à accorder dons et bénédictions.
Un poisson avait confié à Manu, l’ancêtre des hommes, le soin de construire un navire pour faire face à l’imminence d’un déluge. Comme dans la Bible, un couple de chaque espèce vivante prit place dans cette arche qui fut tirée par un gigantesque poisson, celui qui sauva les Veda des mains du démon Hayagrîva.
Inscriptions : « Matchiavataram / Vichnou en Poisson / avoudaran veut dire métamorphose / première métamorphose de Vichenou, quoique ce Dieu se soit souvent / métamorphosé, on n’en reconnaît cependant que dix principales qui suivent » et inscription en telugu
Bibliothèque nationale de France
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Vishnu en tant que Matsya
Cette peinture fait partie d’une série de huit consacrées à la représentation des avatars de Vishnu. Le dieu est ici représenté dans sa première incarnation, sous la forme de Matsya. À gauche, il sort d’un poisson dressé verticalement dans la rivière. Quatre hommes sur le rivage sont en posture d’adoration. Au premier plan, dans l’eau, un gros coquillage et une tête de monstre ensanglantée : il s’agit du daitya Hayagriva, tué par Vishnu parce qu’il avait dérobé les Védas durant le sommeil de Brahma. Ce dernier est représenté dans le ciel, avec à ses côté les quatre livres des Védas qui lui ont été restitués.
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L’incarnation de Vishnu en Matsya (le poisson) avertit le roi Satyavrata (ou Manu) d’un déluge imminent et lui ordonne de construire une arche pour sauver sept sages, des graines et des herbes médicinales. Une fois le déluge passé, Manu reconstruit le monde. Ce récit rappelle des thèmes apocalyptiques tels que la prophétie, le Déluge, la grâce divine et la reconstitution de l’ordre cosmique. Mais contrairement à celle des religions abrahamiques, cette vision hindoue de la fin des temps se situe entre la destruction d’un monde et la renaissance d’un autre, offrant une forme de salut non éternel.
L’eau était partout et recouvrait les cieux ainsi que la voûte céleste... Lorsque le monde fut ainsi inondé, seuls Manu, les sept Rishis et le poisson étaient visibles.
Le dernier avatar de Vishnu, Kalki, naîtra à la fin du kali yuga, dans un monde chaotique. Issu d’une famille brahmane, il détruira le mal et les forces barbares, rétablira l’ordre et préparera l’avènement d’un nouvel âge d’or.

Kalki, dernier avatar de Vishnu, accompagné de son cheval blanc
Dans l'hindouisme, Kalki est le dixième et dernier avatar du dieu Vishnu. Il peut être représenté soit sous forme équine, soit accompagné par un cheval blanc comme sur cette peinture. Les jambes, la queue et les ailes de l’animal sont teints au henné.
Le Bhagavatapurana est, avec le Ramayana, un des rares textes brahmaniques à avoir donné lieu à de nombreuses représentations. Les deux mettent en scène des incarnations (avatars) du dieu Vishnu. Appartenant au genre littéraire des purana, le Bhagavatapurana connaît une grande popularité en Inde. Cette image provient d'un rouleau richement enluminé où le texte, écrit dans une calligraphie minuscule, cède le pas aux nombreuses images représentant entre autres les dix avatars de Vishnu.
Bibliothèque nationale de France
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Kalki tue les infidèles
Vishnu, avec un corps humain vert et une tête de cheval, tenant dans deux de ses mains le chakra (disque) et le shankha (conque), et des deux autres, un sabre et une rondache, réduit les infidèles en morceaux qui jonchent la terre.
Cette dernière incarnation de Vishnu n’est pas encore apparue sur la terre. À la fin de la période actuelle, l’âge de Kali (Kali yuga), alors que la confusion sera générale, et que les ténèbres envahiront la terre, Vishnu viendra une ultime fois sauver le monde, incarné en Kalki. Cette incarnation est souvent représentée comme Vishnu en personne sur un cheval blanc ou, comme ici, en dieu à tête de cheval, muni de quatre bras.
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La venue de Kalki, évoquant les promesses divines également présentes dans les Apocalypses occidentales, est accompagnée de motifs tels que des visions prophétiques, l’effondrement de la Loi et des phénomènes célestes. Ce mythe est interprété comme étant lié aux invasions historiques du nord-ouest du sous-continent indien, reflétant l’impact de ces incursions sur les récits mythologiques.
Un Brahmane du nom de Kalki naîtra... Il rétablira l'ordre et la paix dans ce monde peuplé de créatures et marqué par des contradictions... Il détruira toutes choses. Il sera le Destructeur de tout et inaugurera un nouveau yuga.
Comme Matsya, qui sauve quelques élus d’un déluge dans un acte ressemblant à un rituel sacrificiel pour inaugurer un nouvel âge, Kalki, le futur « sauveur », préparera la voie pour la destruction totale d’un âge et le début d’une nouvelle ère. Ce cycle de destruction et de renaissance, marqué par le sacrifice de l’existence matérielle, peut déjà être perçu dans l’essence des rituels védiques. De cette façon, l’âme individuelle s’attache à de nouvelles formes issues de la réagrégation des éléments matériels dispersés par le sacrifice et entre continuellement dans le cycle de réincarnation des nouvelles ères.
Notes
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Théoriquement, il convient de distinguer les nuances religieuses entre apocalypse et eschatologie. Cependant, pour des raisons de commodité, cet article emploie le terme « apocalypse » dans un sens large pour désigner à la fois la fin individuelle et universelle. L' « apocalypse » indienne de la fin du monde est placée entre guillemets afin de souligner qu’elle ne peut être entièrement assimilée à l’apocalypse telle qu’entendue dans le contexte occidental.
Provenance
Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.
Lien permanent
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